« Une sorte d’approche vers la nature » : les aspects techniques des céramiques de Marc Chagall

09/09/2024 - 

Sofiya Glukhova

Dans sa pratique de la céramique qui s’étire sur environ deux décennies, de 1949 à 1972, Chagall semble accorder toute son attention à la matière et à la technique, dont il ne cesse de vouloir repousser les limites. Après un apprentissage auprès de plusieurs artisans de la région1, l’artiste travaille essentiellement avec l’atelier Madoura, tout en s’autorisant d’autres collaborations ponctuelles, comme celles avec Marius Giuge2 ou Michel Muraour3. Chagall s’intéresse à toutes les étapes de la fabrication, car chaque matériau et procédé représente pour lui un moyen d’expression à part entière, destiné à participer à la mélodie singulière de chaque céramique.

Loin d’être, en effet, un support muet au décor que l’artiste modèle, découpe, grave et couvre d’engobes veloutés et de couleurs luisantes, la terre, avec son grain, sa couleur et sa texture, est une matière substantielle, soigneusement accordée au thème et à l’esprit de chaque pièce. La richesse des terres de la région répond à l’engouement de l’artiste pour la variété des matières. Chagall se procure les diverses argiles auprès de la Société des Terres Réfractaires « L’Union4 » à Vallauris, principal fournisseur des céramistes de la ville5. Les terres employées dans la fabrication des poteries culinaires et décoratives de Vallauris et des localités alentour sont parfois réunies sous la dénomination générale de terre des Alpes6. Ces argiles malléables sont très grasses et plastiques, possédant des qualités réfractaires et une remarquable résistance au feu. Leurs gisements sont situés dans un périmètre composé par les communes de Vallauris, Mougins, Valbonne et Biot7. Ils sont notamment répartis dans quelques localités : Les Clausonnes, La Bouillide, Le Carton et La Colle. Le céramiste et chimiste Louis Franchet a su identifier quatre types d’argiles8 que les fabricants des poteries mélangent entre eux, et que l’on identifie dans les céramiques de Chagall. La première variété est une terre jaunâtre, quelquefois rosée, appelée dans la région terre à feu. La deuxième est une terre maigre, contenant des grains de calcaire – elle est appelée terre pour mélange, parce qu’elle ne s’emploie jamais seule. La troisième est une terre grise, très plastique, cuisant blanc – elle est désignée sous le nom de terre blanche. Et enfin, la quatrième variété, elle, est une terre rouge, tirée presque exclusivement de Clausonne.

Dès la production des premières céramiques, Chagall utilise des mélanges à base de terre à feu, dont la cuisson offre des teintes chaudes et douces, allant du jaune ocre jusqu’à plusieurs nuances de rose. Elle est visible dans certaines pièces de la série des Fables de La Fontaine, au revers des plats ou dans les traits gravés, comme dans Fables de La Fontaine : Les Deux Taureaux et une Grenouille (1950). Cette teinte ocre rose, procurant une lueur satinée, transparaît délicatement dans des plats aux sujets religieux, comme David et Saül (1950), La Bénédiction ou Isaac bénit Jacob (1950) ou encore Moïse à la source (1950). La terre blanche est également utilisée dès les années 1950, pour les plats comme Deux femmes (1953), les pièces de forme (Le Coq (circa 1951)), ainsi que les carreaux de taille variable (Le Coq ou Amoureux dans le coq (1961), Le Pont-Neuf ou Le Couple ou Les Fiancés de Paris (1950 - 1952)). La terre rouge, quant à elle, offre une profondeur et une consistance particulière aux plats massifs, comme Bouquet ocre (1955), mais surtout aux nombreuses pièces de forme aux allures sculpturales (Les Amoureux et la Bête (1957), La Promenade II (1961), Femme à la tête penchée et l'oiseau en vol ou Femme vase (1971)). Grâce à Serge Ramel, dont la poterie se trouve place du Peyra à Vence, Chagall se familiarise avec le travail de la terre chamottée. Certainement séduit par la dimension à la fois visuelle et tactile de sa texture, il utilise de la terre chamottée avec des pâtes céramiques d’une grande variété de couleurs et de formes. La texture de la terre chamottée blanche est par exemple perceptible au travers de la couverte dans La Femme sur le cheval blanc (1952).

L’évolution des formes céramiques de Marc Chagall passe par son appropriation de certaines formes de la poterie provençale traditionnelle, pour déboucher sur la création de pièces de forme de plus en plus sophistiquées. Chagall commence son apprentissage en faisant appel à des céramistes plus proches du terroir, telle Mme Bonneau de la Poterie des Remparts10 à Antibes, aux côtés de laquelle il réalise sa première céramique en 1949, ou encore Serge Ramel11, peintre-céramiste, lui aussi. Entre 1949 et 1953, le répertoire des formes utilitaires domine sa production : assiettes circulaires, plats rectangulaires à bords ourlés, plaques quadrangulaires et vases oblongs, qui empruntent à la typologie médiévale12

À compter de 1951, Chagall passe plus de temps à l’atelier Madoura13, à Vallauris, où il continue à parfaire sa maîtrise technique14 en développant notamment son travail sur les « vases-sculptures15 », accompagné par la céramiste Suzanne Ramié16. Il commence à travailler sur des supports comme des vases, des cruches et des pots. L’une des premières œuvres en volume voit le jour en 1951 − Le Char d'Élie (1951) −, pièce tournée et modelée, témoignage d’une sensibilité à la fois physique et sémantique de l’artiste face à la matière. Du mouvement circulaire du vase en terre ocre rouge laissé sans couverte, l’attelage impétueux d’un char de feu se détache, modelé et découpé dans la masse, dans un mouvement ascendant. 

Dès 1950, Chagall réalise des céramiques murales, composées d’un ou de plusieurs carreaux (Le Coq ou Amoureux dans le coq (1961)), qui témoignent de son intérêt pour l’inscription de la céramique dans un espace architectural. La Traversée de la mer Rouge, Notre-Dame-de-Toute-Grâce, le plateau d'Assy (1956), grande céramique murale composée de quatre-vingt-dix carreaux, réalisée en 1956 à l’atelier Madoura, est conçue pour un ensemble destiné au baptistère de la chapelle Notre-Dame-de-Toute-Grâce, à Assy17. Montée en 1957, première pièce monumentale de l’artiste, elle fait écho aux premiers vitraux en cours d’exécution pour la même chapelle et aux maquettes pour la cathédrale Saint-Étienne de Metz produites un an plus tard, en 1958, préfigurant ainsi de nombreuses œuvres monumentales que Chagall réalisera ultérieurement. 

L'atelier Madoura - Suzanne Ramié et Jules Agard en plein travail.
Figure 2, L'atelier Madoura - Suzanne Ramié et Jules Agard en plein travail, sans date © Photographie Mako Nice / Archives Alain Ramié.

Afin de créer ses formes inédites, Chagall multiplie et diversifie ses procédés de travail de la céramique, en recourant aux principales techniques de façonnage de la pâte : le modelage à la main, le tournage au tour et le moulage. Ce sont les céramistes et les artisans de l’atelier Madoura qui épaulent l’artiste dans ces diverses pratiques. Les pièces sont en général tournées par Jules Agard (1905-1986) et moulées par Loris Cerulli18 (1906-1983). Elles peuvent ensuite être modelées et façonnées par Chagall lui-même, puis contre-moulées par Cerulli. Des plats de diverses formes sont souvent moulés et parfois modelés à la main (Coq dans la nuit (1950), Personnages, paysage et bouquet (1955)). Les vases et les récipients aux formes circulaires plus classiques sont tournés, à l’instar des pièces comme David et Bethsabée à la lune (1952), Têtes, coq et poisson (1952) ou Vase blanc mat (1956). Les pièces de forme, appelées également « vases-sculptures », peuvent combiner divers procédés, la forme finale résultant souvent d’un contre-moulage. Plusieurs moules céramiques de Chagall conservés attestent du recours à ce procédé pour la confection de nombreuses pièces de forme : Le Paysan au puits I (1952), La Chimère (1954), Le Coq (1954), L'Âne bleu (1954), Les Amoureux et la Bête (1957), Les Fiancés ou Deux femmes (1962), La Promenade I (1957) et La Promenade II (1961), Grands personnages (1962), etc. Afin de moduler ses pièces et d’animer la surface, l’artiste fait appel au modelage à la main, mais aussi à l’ajout et au retrait de matière au couteau, comme pour le Vase sculpté (1952) ou le Vase à la main (1953), où la matière est dégagée au profit d’une forme surprenante. Il convoque fréquemment son expérience de graveur, utilisant la pointe sèche du potier pour inciser des traits fins et des motifs vibrants dans la terre crue, le sgraffito antique étant l’une de ses techniques de prédilection.
 

Figure 5. Moule en plâtre deux pièces pour la céramique de Marc Chagall, Le Coq, circa 1951, ronde-bosse, modelage creux, 33 x 19 x 30 cm, collection particulière © Photographie Sandrine et Benoît Coignard / Archives Marc et Ida Chagall, Paris.
Figure 5. Moule en plâtre deux pièces pour la céramique de Marc Chagall, Le Coq, circa 1951, ronde-bosse, modelage creux, 33 x 19 x 30 cm, collection particulière © Photographie Sandrine et Benoît Coignard / Archives Marc et Ida Chagall, Paris.
Marc CHAGALL, Le Coq, circa 1951, terre blanche, décor aux oxydes et émail, sous couverte, 29,5 x 24,5 x 8,5 cm, Collection particulière © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024

Après le tournage, le modelage, le moulage, la pièce est séchée avant d’être mise à l’épreuve du feu : « La céramique, terre pétrie, dépend du feu capricieux et jaloux. Il s’empare de l’œuvre inachevée, il modifie le projet, l’exalte ou le détruit20. » La température de la cuisson en biscuit est de 980 °C à 1 100 °C. Le défi de la cuisson est une source d’angoisse et d’excitation pour les artistes qui ont tendance à vouloir repousser les limites établies des pratiques artisanales. Les expérimentations qui ne tiennent pas compte de ces contraintes peuvent provoquer la casse de la pièce à la cuisson. Chagall en parle en ces termes : « La céramique, c’est l’alliance de la terre et du feu, rien d’autre ; si vous livrez au feu quelque chose de gentil, alors il vous en restituera un peu, mais si c’est mauvais, tout casse, il ne restera rien, rien à faire, le jugement du feu est impitoyable21. » Vraisemblablement désireux de pouvoir expérimenter chez lui, dans sa villa « Les Collines », à Vence, Chagall demande un devis pour la construction d’un four à céramique22 par l’intermédiaire de Roland Brice23, connu notamment pour son travail avec Fernand Léger. Compte tenu des dimensions modestes de l’atelier à Vence, de son aménagement rudimentaire et de l’absence de personne assistant l’artiste ayant été formée à utiliser le four à céramique, il n’est pas certain que cette intention ait abouti24.
 

Marc Chagall travaillant au plat Le Roi David, 1951?
Marc Chagall travaillant au plat Le Roi David, 1951, Philippe Halsman © Philippe Halsman Estate.

La forme, le décor et les couleurs de chaque pièce sont pensés par l’artiste de façon assez précise, bien en amont de leur réalisation. En témoignent les esquisses préparatoires réalisées au pastel, au fusain et aux crayons de couleur sur papier, ou encore à la plume sur papier calque. Ces esquisses lui permettent, d’une part, d’exprimer ces désirs auprès des céramistes qui l’assistent et, d’autre part, de réaliser ses propres décors25. La diversité des techniques céramiques absorbées en moins de deux ans par Chagall lui a permis de transposer son univers pictural en volume, de donner de la « chair » à ses créatures et ses personnages tout en bénéficiant des effets plastiques inédits dans l’art de la céramique. À la différence de Picasso qui opte pour des tirages multiples de ses céramiques, Chagall, lui, préfère faire le choix de l’exemplaire unique pour chacune de ses pièces. Il crée toutefois quelques petites séries de trois à quatre pièces, telles que L'Âne bleu (1954), Le Paysan au puits IV (1952), ou encore Les Amoureux et la Bête (version terre crue) (1957), tout en variant leurs qualités plastiques par un choix de couleurs différentes.

Les céramiques sont souvent cuites en biscuit avant que l’artiste y appose des glaçures colorées, avant de subir une deuxième, voire une troisième cuisson, entre 950 °C et 1 150 °C. Les engobes – terres diluées dans de l’eau – offrent l’avantage de varier des effets colorés ou bien de recouvrir entièrement une pièce en amont de l’apposition des glaçures. Un engobe permet d’imperméabiliser la pièce et d’affiner son apparence en faveur d’un aspect moins brut, plus soyeux. Il est possible de retrouver les deux types d’utilisation des engobes dans les céramiques de Chagall. L’application partielle lui permet de nuancer des teintes naturelles de la terre, de laisser des parties mates en réserve, parfois même à côté des parties brutes, et de les combiner aux couleurs brillantes et lumineuses de glaçures et d’émaux26 aux oxydes métalliques. En tant que peintre, Chagall aurait pu éprouver des difficultés avec le choix des couleurs des glaçures, car les oxydes se révèlent après la cuisson27. D’après Alain Ramié28, le rôle des artisans de Madoura était, entre autres, d’assurer une traduction juste des couleurs en expliquant aux artistes le rendu précis de chaque oxyde. Le goût des mélanges a poussé Chagall à décorer certaines pièces au pastel. Cet ensemble de choix et cette combinaison savante de volumes et de formes, de textures et de teintes, de couleurs et d’effets lumineux participent à la singularité des céramiques de Chagall, reconnue par les maîtres de la discipline29.

Palette chromatique pour la céramique faite pour Marc Chagall.
Figure 3, Suzanne Ramié, Palette chromatique pour la céramique faite pour Marc Chagall, musée national Marc Chagall, Nice © Grand Palais Rmn (musée national Marc Chagall).
Palette chromatique pour la céramique faite pour Marc Chagall.
Figure 4. Suzanne Ramié, Palette chromatique pour la céramique faite pour Marc Chagall, musée national Marc Chagall, Nice © Grand Palais Rmn (musée national Marc Chagall).

Tout en accordant une place essentielle à la maîtrise technique associée à une inventivité libératrice, Chagall rejette la conception purement décorative de la céramique : « Mon travail pour la céramique, ici, dans le Midi, est une autre expérience, une sorte d’approche vers la nature ; mais en évitant si possible des choses décoratives extérieures qui, il me semble, ne sont pas dignes ni de la terre, ni du feu par lequel la céramique passe30. » Devenue un ancrage symbolique après la période sombre et troublée de la guerre, mais aussi un lien entre le passé et le présent, la terre semble offrir à l’artiste cette expérience unique reliant l’ensemble des humains et du vivant : «  la terre s’imprime en nous en même temps qu’elle accueille nos empreintes, notre mémoire et nos traces, les restes matériels des corps disparus, les corps de tous ceux et celles qui, nés de la terre, y sont retournés. C’est ce qui fait de la Terre une chair, une peau et un corps d’ancêtres31. » Son rapport à la terre, à travers la céramique, semble investi d’une dimension existentielle, comme si l’artiste tendait vers une forme d’unité.