Les bords de la Méditerranée et leurs paysages lumineux imprègnent l’œuvre de Marc Chagall après la Seconde Guerre mondiale. Installé dans le sud de la France depuis 1949, l’artiste diversifie sa pratique artistique et s’essaie aux techniques de la céramique et de la sculpture. Chagall collabore notamment – tout comme Picasso – avec l’atelier Madoura à Vallauris. Cette production comporte assiettes, plats, pièces de forme et vases à l’instar des deux pièces Tête, coq et poisson (1952) et Vase blanc mat (1956).
À la demande de l’éditeur Tériade qui souhaite lui confier les illustrations de la pastorale Daphnis et Chloé de Longus1, Chagall se rend en Grèce en 1952 et 1954, explorant Athènes, Delphes et l’île de Poros. « Il y avait si longtemps que je voulais voir la Grèce2», déclarait-il. Ces voyages lui inspirent les nombreuses gouaches préparatoires aux lithographies pour Daphnis et Chloé dont Gouache pour la lithographie M. 330, Sacrifice aux nymphes (Daphnis et Chloé, Longus) (1954 - 1956). Il n’est donc pas étonnant que Chagall céramiste s’intéresse à la céramique grecque. « Je suis allé à Delphes, dans les îles, à Poros, j’ai visité tous les musées. Ceux d’Athènes sont magnifiques. J’ai contemplé les antiques peintures, les beaux vases décorés de taureaux sauvages, sur fond noir et sur fond ocre. Quelles délicieuses merveilles3! » affirmait-il encore.
L’engobe noir et le décor à la couleur ocre de la pièce Tête, coq et poisson évoquent ainsi le savoir-faire ancestral des artisans et peintres des vases grecs à figures rouges comme la péliké attribuée au peintre Aison par Beazley que Chagall aurait pu voir au Musée national archéologique d’Athènes4 (450-400 avant notre ère, inv. 11485). Les incisions dans la terre – révélant le geste de l’artiste et rappelant la gravure – laissent apparaître la couleur de la pâte, créant des rehauts plus clairs. Vase historié, il présente sur l’une de ses faces un coq surplombant deux figures se faisant face, l’homme effleurant de sa main le visage de la femme. L’autre face, plus sobre que la première, offre un paysage marin au croissant de lune et un poisson monumental. Le coq – également présent sur le Vase blanc mat (1956) – symbole des racines juives et russes de l’artiste5, motif de l’art populaire russe et des loubki6, côtoie sur ce même objet un poisson, archétype du Christ dans l’art paléochrétien et que l’on retrouve par exemple dans les œuvres Le Poisson (1952) et Daphnis et Chloé de Ravel : Maquette définitive pour le rideau de scène de l'acte II (1958), attestant des nombreuses sources d’inspiration de Chagall. Ce dernier a par ailleurs souvent recours aux symboles, aux hybridations et aux métamorphoses – à l’image de L'Oiseau couronné (1953) au visage humain – qui trouvent une résonance avec la mythologie grecque.
De la céramique grecque, Marc Chagall retient aussi, pour son Vase blanc mat (1956), le principe des frises décoratives7 sur lesquelles se succèdent ici figures zoomorphes, anthropomorphes et motifs végétaux8. Alliées à l’engobe clair et aux touches de rouge, ces frises – dévoilant ici un récit en trois temps se déployant sur chaque face – pourraient rappeler les œnochoés ioniennes de l’époque orientalisante, du style des chèvres sauvages, telles que L’Œnochoé Levy (circa 630 av. J.-C.) conservée au musée du Louvre. Le Vase blanc mat est réalisé à l’atelier Madoura, d’après une esquisse exécutée au fusain et au pastel (Esquisse pour "Vase blanc mat" (1956)). La texture de l’engobe velouté et lumineux, appliqué généreusement et en mouvement, pourrait faire penser à la technique de la fresque. La matière – ici mate et vaporeuse – et ses richesses sont primordiales pour l’artiste9 qui aime à faire dialoguer les techniques expérimentées, comme le montre l’ajout de sable – rappelant la terre chamottée – sur la toile de l’œuvre Nu mauve (1967)10.
Ces deux réalisations sont l’œuvre de Marc Chagall « méditerranéen11» qui, à l’instar de Picasso, puise dans l’Antiquité grecque – tout en s’en écartant et en apportant ses références personnelles – pour créer des pièces d’une grande singularité et révélant sa maîtrise de l’art de la terre et du feu.