Les sculptures de Marc Chagall
En novembre 1949, Marc Chagall quitte Orgeval pour Vence, s’installant d’abord à la villa « Le Studio » puis à la villa « Les Collines » au cours de l’année 1950, lieu destiné aux « sculptures, [à] la poterie et [à] divers travaux salissants1 ». À l’instar de Pierre Bonnard, Henri Matisse et Pablo Picasso, l’installation de Chagall en Méditerranée dans l’après-guerre coïncide avec un besoin de renouveau personnel et artistique, tourné vers la lumière et le rayonnement, qui s’exprime dans son œuvre par une exploration de techniques non expérimentées jusqu’alors. Ses mots disent le choc visuel et sensoriel provoqué par ces nouveaux horizons : « En m’approchant de la Côte d’Azur, j’éprouvais un sentiment de régénération, quelque chose que j’avais oublié depuis l’enfance. Le parfum des fleurs, une sorte d’énergie nouvelle se déversait en moi2. » Dans le Sud, Marc Chagall prend la température de son art avec son « œil-thermomètre3 », plongeant ses mains dans la terre et se confrontant aux facettes des pierres qu’il tente d’apprivoiser, à la recherche de matériaux lui permettant de s’ancrer dans sa terre d’accueil4 tout en parlant à son imaginaire par leurs qualités intrinsèques. « Bavarder avec les nuages5 » et lire leurs formes en levant la tête vers le ciel, deviner les contours de silhouettes dansantes dans les cavités de la pierre de Jérusalem, scruter les Golems6 prendre vie dans les coulées de glaise sont autant de jeux imaginaires auxquels on peut l’imaginer s’adonner avec passion et facétie. Les sculptures réalisées s’inscrivent dans cette dualité de la recherche d’un ancrage terrestre et d’une envolée aérienne, d’un art « simple comme un nuage7 », perceptible dans le choix des sujets et des matériaux, dans les formes telluriques mais néanmoins nuageuses des marbres taillés.
À la recherche d’une « vérité organique8 », selon les mots de Germaine Richier, il commence ainsi une exploration de la matière à travers différentes techniques (céramique, sculpture, vitrail et mosaïque), qui s’enrichissent et se développent simultanément. En 1949, ses premiers essais de céramique sont réalisés à la poterie des Remparts à Antibes9, tandis que les premières sculptures sont taillées en 1951, bien que l’idée semble remonter à l’année 195010. La pierre s’impose à lui depuis le voyage en Palestine en 1931, où « deux routes seulement s’ouvraient à [lui] : prendre les pierres de ce pays et frapper la tête avec, ou retourner aussi silencieusement qu’[il était] venu, comme si rien n’était arrivé11 ». Des pierres millénaires du mur des Lamentations aux pentes rocailleuses du mont des Oliviers, un chemin sinueux vers la pierre et ses sonorités profondes se dessine, car « contrairement aux fleurs qui fanent, les cailloux restent et disent la force du souvenir. Ils racontent la place inaltérable qu’occupent les disparus dans la vie de ceux qui leur survivent12 ». Mémoire brute, la pierre est une porte d’entrée vers la voix des ancêtres et un témoignage minéral de l’histoire passée qui, pour Marc Chagall, constitue une sorte de « géologie-généalogie » à travers laquelle les souvenirs et les expériences vécues composent les strates des roches.
Choisir de travailler la terre et la pierre, c’est aussi choisir de s’ancrer dans une pratique millénaire pour s’imprégner de l’histoire d’un pays, faire corps avec lui et s’unir avec un sol pour amorcer un nouveau départ. Le développement conjoint de la pratique de la sculpture et de la céramique permet à Chagall de se positionner symboliquement et artistiquement dans un rôle d’artisan, de façonneur, pour donner forme aux éléments naturels et ancestraux. La terre des ancêtres est aussi symboliquement celle du foyer, qui relie Chagall à la Russie blanche de son enfance et à Vitebsk. La terre nourricière, la terre que l’on cultive, que l’on habite, la terre que l’on travaille, la terre que l’on partage avec les autres. La terre en tant que matière que l’on pétrit, modèle, transforme pour en faire des céramiques, des sculptures ou encore des murs pour sa maison. Mais aussi la terre devant laquelle « il faut être humble [...], soumis ! », et qui ramène à l’humilité face à la force et l’immensité de la nature : « Dans la céramique, dans la sculpture, qu’est-ce que j’apporte, moi, à la terre du Bon Dieu, au feu du Bon Dieu, à la feuille, à l’écorce, à la lumière ? Peut-être le souvenir de mon père, de ma mère, de mon enfance et des miens pendant mille ans… peut-être aussi de mon cœur13. »
Ce travail de la pierre donne naissance à un ensemble de 65 sculptures14, révélant une diversité de techniques et de matériaux. Pour la taille des pierres, Chagall travaille en collaboration avec Lanfranco Lisarelli (1913-2005), marbrier et tailleur, dont l’atelier se situe en face de la villa de Chagall à Vence. De 1951 à 1983, avec une interruption de 1973 à 1980, les deux hommes mènent un dialogue sculpté, qui les conduit à expérimenter différentes techniques de taille (bas et hauts-reliefs, rondes-bosses, plaques) en privilégiant la qualité des pierres transformées. Le choix des pierres, déterminant dans l’approche de la sculpture par Marc Chagall, porte sur des critères de couleurs, de formes et de textures, privilégiant « les accidents » : « Chez moi, les formes deviennent des accidents. C’est tragique. Vous voyez un autre monde. Tout est déchiré – et pourtant pur. Quand on ne dort pas, la nuit, on pense à ces accidents-là15. » Aspérités, irrégularités, failles et éclats dans la pierre le rapprochent de cette « vérité organique », de l’imperfection qui rend la matière vivante et en fait un support de projections et d’images idéal, car « ce qui compte, ce n’est pas la matière, la forme ou l’informel, la figuration ou l’abstraction. Ce qui compte c’est le matériau de base16 ». Cavités et formes naturelles des pierres sont ainsi conservées par l’artiste, qui s’en sert avec habileté, parfois avec humour, pour créer un nez, une bouche ou un corps, en partant de la forme d’origine du bloc à tailler, à l’instar des peintures rupestres dont il admirait la force et l’essence vitale. Le choix des pierres s’effectue également par l’intermédiaire de Lisarelli, qui renseigne Chagall sur les caractéristiques techniques et esthétiques, puis le conduit dans les carrières de la région et commande par la suite les blocs17 de marbre de Carrare, calcaire coquillé, pierre de Rognes ou du Gard, pierre de Jérusalem.
Des dessins préparatoires sur papier ou sur calque18 sont réalisés par Chagall, dans un processus similaire à celui des céramiques, avant la taille par Lisarelli du bloc sélectionné. Plus rarement, un dessin au crayon est réalisé directement sur le bloc à tailler, comme en atteste le bloc non taillé Les Amoureux au coq (circa 1968 - 1969)
Le travail du bronze est réalisé en parallèle de celui de la pierre, conçu comme un complément des recherches sculpturales et picturales. Les premières fontes recensées datent du début des années 1950 et prennent la forme de plaques funéraires réalisées pour Assia Lassaigne et Yvan Goll. À partir de 1956, et jusqu’en 1982, se développe une collaboration durable avec l’atelier Susse fondeur à Malakoff, grâce à laquelle naîtront 32 bronzes21. Fonderie d’art, Susse est portée par l’énergie et le savoir-faire d’André et Arlette Susse, qui font du lieu de production un espace de dialogue et de création ouverte, dans lequel « l’artiste chez moi est chez soi22 ». De nombreux artistes s’y succèdent, attirés par la qualité des fontes réalisées, parmi lesquels Arp, Brancusi, Braque, Chillida et Giacometti. Des photographies prises par le photographe Izis dans l’atelier Susse fondeur montrent l’aisance avec laquelle Chagall investit les lieux, retouchant la patine des bronzes en présence des collaborateurs de la fonderie. Fondus à la cire perdue, les bronzes de Chagall sont réalisés d’après des modèles en plâtre, qui permettent de placer et visualiser dans l’espace les formes et éléments iconographiques.
L’intérêt de Chagall pour le multiple (gravures sur bois et sur cuivre, lithographies) se traduit également à travers ses explorations des fontes en bronze, les recherches de nuances grâce aux patines appliquées à la surface témoignant de la subtilité de ce travail, aux multiples variations. Certaines sculptures, telles Les Amoureux au bouquet (1951 - 1952) ou Femme-coq (1952), se déclinent dans plusieurs matériaux, du calcaire coquillé au marbre, afin d’explorer les traitements possibles d’un même thème à travers des techniques et matériaux différents.
Appréhendant le bloc de pierre et le bronze comme une mémoire vive, Chagall puise ses sources dans l’art des siècles passés, tournant son regard vers l’art populaire russe, l’art étrusque, l’art roman, la sculpture khmère ou encore l’art indien23. Les ouvrages présents dans sa bibliothèque attestent de ce regard sans frontières, qui s’attarde sur la force première des matériaux, les formes, les iconographies des siècles passés mais aussi les techniques de taille. Chagall privilégie l’approche matérielle, sensorielle de la matière car « en art, je ne crois pas à la technique, elle est en nous24 ». Deux voyages en Grèce, réalisés en 1952 et 1954 à l’initiative de l’éditeur Tériade, lui permettent de voir de ses propres yeux l’architecture et la sculpture grecques, qui surpassent « tous les arts de tous les peuples25 ». L’éblouissante blancheur des pierres du Parthénon, la marche silencieuse des kouroï antiques lui inspirent des figures hiératiques à l’immobilité millénaire, des Ève songeuses au sourire archaïque26. Parmi la diversité de ces sources nourricières, il est possible d’évoquer l’art roman, dont l’utilisation de la pierre de Rognes et le traitement volontairement brut du Paysage et Couple à l'oiseau (1952) rappellent immédiatement les formes denses et compactes des chapiteaux sculptés des ixe et xe siècles. Le bas-relief Le Couple à l'oiseau ou Les Amoureux sur le coq ou Les Amoureux et le Coq (1952), aux formes aiguisées et aux arabesques dansantes, témoigne d’une lointaine connaissance des ornements de la sculpture khmère et du style dit de Preah Kô (ixe siècle), ainsi que les frontons en dentelle ciselée du temple de Banteay Srei à Siem Reap (xe siècle)27. Les corps dansants d’Adam et Ève s’enroulent avec la souplesse des yakshinis et des shâlabhanjikâ de l’art indien des xiie et xiiie siècles.
Par ces croisements culturels, l’élaboration d’un langage universel se dessine, empruntant aux civilisations passées, à travers lesquelles l’artiste cherche à composer une histoire continue des formes à travers les continents, à l’écoute de son expression et de sa sensibilité : « Je suis allé à Zurich, au musée de la sculpture du baron von der Heidt28. De chaque pièce exposée on aurait pu écrire la même chose, faire le lien entre le hassidisme et une sculpture africaine29. » Ce langage commun semble perdre de vue sa mission avec les sculpteurs modernes, envers lesquels Chagall exprime ses réticences : « La sculpture du xxe siècle, hormis de rares exceptions, n’a pas atteint la force, l’extase de prières exprimées dans les sculptures des peuples anciens30. » Il s’oppose à ce qu’il nomme « la dépendance aux pierres naturelles31 », qui consiste à concevoir la sculpture comme une mise en valeur du matériau, au détriment du sujet et des expérimentations de taille. Henri Laurens et Brancusi sont cependant cités à plusieurs reprises dans ses écrits, Chagall admirant leur stylisation formelle et leur choix de matériaux32, bien que considérant leur approche comme parfois réductrice : « C’est bien beau de découvrir le charme naturel d’une pierre polie en forme d’œuf ou l’élégance d’un morceau de bois33. » Néanmoins, il est intéressant d’observer que des galets peints et des bois flottés sont également intégrés dans la production de Marc Chagall, qui explore lui aussi les qualités intrinsèques des matériaux trouvés dans la nature, s’en amuse et les détourne avec humour. Dans le galet peint Femme-âne et visage (circa 1967), il se sert ainsi de la forme érodée pour créer un objet double, tête d’animal et corps féminin. La Maquette pour La Madone à l'âne (circa 1968 - 1971), objet composite ayant servi de travail préparatoire pour le marbre La Madone à l'âne ou Mère et Enfant (1968 - 1971), associe un galet et un isolateur en porcelaine pour un effet esthétique des plus contrasté.
La dynamique de création de l’œuvre sculpté est soutenue par le rythme propre de Chagall, alternant des périodes intenses de travail et des pauses, en fonction des œuvres et des commandes monumentales à réaliser34. La galerie Maeght à Paris organise une exposition intitulée Céramiques, sculptures et Les Fables de La Fontaine35 en 1952 et commercialise dès lors les sculptures de l’artiste36. La revue Derrière le miroir (n° 44-45) accompagne l’exposition et reproduit en ses pages Les Amoureux au bouquet (1951 - 1952), en regard du texte « La lumière des origines » de Gaston Bachelard. Le succès des pièces présentées est immédiat, la Curt Valentin Gallery à New York37 les exposant également la même année. Ces expositions, intervenues peu de temps après les premières créations de sculptures, témoignent de l’engouement du marché de l’art et des critiques pour cette production, en l’incluant directement dans des accrochages pluridisciplinaires, à travers lesquels les œuvres entrent en dialogue. Ces dispositifs d’accrochages mettent en lumière bien plus qu’un éventail de techniques. Ils replacent la création sculptée dans sa dynamique propre et dans l’ébullition créative qui fut celle de Marc Chagall, expérimentant plusieurs techniques simultanément, jonglant avec une énergie admirable et un esprit « en zig-zags38 » entre les thèmes et les matériaux. Un jeu formel et thématique se lit dès lors entre sculpture et peinture, fait d’allers-retours entre les thèmes et motifs récurrents de l’œuvre pictural. Ainsi, Anniversaire (circa 1968) reprend une composition de 191539, la technique du bas-relief permettant un traitement plus brut et accentuant le déroulement narratif, qui donnera également naissance à une huile sur panneau autour du même thème en 196940. Le motif récurrent du baiser et de la tête renversée se profile également sur la sculpture Deux têtes à la main ou Deux têtes, une main (circa 1952 - 1953), où la taille permet à Chagall de matérialiser en trois dimensions une figure emblématique, image symbolique de l’extase dans la tradition hassidique et de l’union des corps au divin, présente dans sa création depuis les années 1910. De même, la sculpture Vava (1968 - 1971) trouve son écho pictural dans le Portrait de Vava41 (1966), annonçant la monumentalité formelle, le travail de ciselage du profil et la dimension hiératique du portrait sculpté. Deux nus ou Adam et Ève ou Sculpture-colonne (1953), où l’imbrication des corps tente de rendre compte de la complémentarité et/ou dualité des sexes, déjà exprimées par l’œuvre Hommage à Apollinaire ou Adam et Ève42 (1911-1912), montre cette circularité continue des influences. La recherche du volume sculpté, perceptible dans Deux nus ou Adam et Ève ou Sculpture-colonne (1953), donne ainsi naissance à des compositions où le corps occupe une place centrale, monumental et puissant, prenant possession des compositions. Le Nu rouge (1954-55) atteste de cette priorité nouvelle donnée aux volumes de la chair et à son intégration dans un espace tournoyant autour de l’axe du corps, rappelant les sculptures colonnes et les stèles contemporaines.
Le travail du bas-relief, par lequel les incisions et réserves se révèlent, donne une orientation nouvelle à l’œuvre peint, mais également à la création des bois gravés et des monotypes, sur lesquels Marc Chagall travaille simultanément. La dimension narrative propre au bas-relief, présente dans ses œuvres à la manière d’un parchemin déroulé, est une ligne directrice de sa création, qui trouve sa source dans les premières œuvres pour la scène, notamment L’Introduction pour le Théâtre d’art juif43 (1920). Le support du bas-relief lui permet de mettre en lumière la narration, d’explorer autrement la juxtaposition des actions et des temps, pleins et vides, convoquant la finesse des manuscrits illustrés de la Haggada44 et la densité des chapiteaux romans. La Descente de croix (1952) ou Les Femmes de la Bible (1969-1970) témoignent de ce syncrétisme et de cette fonction narrative décuplée par l’artiste, transposée dans les œuvres graphiques et peintes des années 1960 et 1970. La Commedia dell’arte45 (1958), œuvre réalisée pour le foyer du théâtre de Francfort sur le thème du cirque, matérialise ce déploiement narratif et la structuration de l’espace en tant que métaphore du monde. Sur ces réalisations, fresques juxtaposant des topoï récurrents (Vitebsk, Jérusalem, Saint-Paul-de-Vence) et des actions simultanées, se découpent les silhouettes des personnages sur le fond, à l’image du travail sculpté et ciselé. Telle une pellicule photographique, la composition des Gens du voyage46 (1968) joue également sur un déroulement narratif et un rythme donné à l’espace par un travail de réserve et de formes découpées sur le fond, qui résonne à la fois avec les bas-reliefs et les collages sur papiers contemporains. Les bois gravés, nécessaires à la réalisation des gravures des Poèmes, commandés par l’éditeur Cramer en 1968, constituent également une prolongation des expérimentations du bas-relief sur un matériau organique au format circonscrit. Le traitement graphique des surfaces, tout comme les lignes incisées en profondeur et le remplissage du fond par des motifs résultant du passage de la gouge sur le bois, trouve un écho dans la production sculptée contemporaine, de La Femme-coq (1968-1969) aux Amoureux au village (1968). Peintures, monotypes et temperas portent également l’empreinte de cette technique, par une matière travaillée par l’artiste avec l’envers du pinceau, qui module des lignes incisées, grattées ou excavées à la surface, témoignant de cette pluralité d’influences et de leur interpénétration dans l’œuvre des années 1950-1970.
Accédez à la recherche sur les sculptures dans catalogue raisonné en ligne de Marc Chagall