La terre des « beautés promises » : les peintres et les sculpteurs céramistes dans le sud de la France dans les années 1950

24/06/2024 - 

Sofiya Glukhova

L’intérêt des peintres et des sculpteurs pour la céramique remonte au XIXe siècle et se développe notamment en réaction à l’industrialisation, sous l’influence du mouvement Arts and Crafts fondé par William Morris et des idées réformatrices développées par John Ruskin. Bouleversant les frontières entre arts majeurs et arts mineurs, le phénomène se poursuit et s’enrichit tout au long du XXe siècle, gagnant progressivement les pays européens, dont la France. Paul Gauguin s’initie à la céramique en 1886 à l’atelier d’Auteuil ouvert par les frères Haviland et dirigé par Ernest Chapelet, tandis qu’André Metthey exalte les faïences et les grès, invitant les célèbres artistes nabis et fauves dans son atelier à Asnières : Pierre Bonnard, Maurice Denis, André Derain, Kees van Dongen, Othon Friesz, Pierre Laprade, Henri Lebasque, Odilon Redon, Georges Rouault, Ker-Xavier Roussel, Louis Valtat, Maurice de Vlaminck ou encore Édouard Vuillard. Au sortir de la Première Guerre mondiale, les avant-gardes s’emparent de l’art du feu – De Stijl, suprématisme russe, Bauhaus, futurisme italien –, plaçant l’objet au cœur d’une réflexion politique et sociale. 

Le sud de la France des années 1950 voit apparaître une nouvelle constellation de peintres et de sculpteurs modernes, désireux de plonger leurs mains dans la glaise et de sublimer les éclats des émaux : Braque, Brauner, Chagall, Léger, Lurçat, Picasso, Pignon, Prinner, Ozenfant, parmi tant d’autres. Si les artistes prolongent certaines recherches entamées au début du XXe siècle, marquées notamment par le goût du lointain1, leurs expériences paraissent plus audacieuses et leur production plus foisonnante. Des artistes, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’ingénient à révéler les tensions dialectiques qui nourrissent la création céramique de cette période : corps/matière, présent/passé, proche/lointain, intime/public.

C’est Vallauris, riche de sa tradition de poterie culinaire, qui devient le pôle d’attraction principal des artistes, bien que l’art de la céramique soit présent dans d’autres communes : Antibes, Dieulefit, Biot, La Borne… Un succès dû sans doute à la présence de la figure influente de Pablo Picasso – venu pour la première fois en 1946 dans cette ville connue alors pour ses anciens ateliers de céramique, et pour le savoir-faire de ses artisans qui s’est transmis d’une génération à l’autre depuis plusieurs siècles. Au lendemain du second conflit mondial, ces localités artisanales renouent avec leur tradition, allant jusqu’à attirer de nombreux artistes formés dans des écoles d’art ou d’arts appliqués, parmi lesquels André Baud, Roger Picault, Roger Capron, Georges et Suzanne Ramié. Ces derniers fondent l’atelier Madoura où Picasso réalisera ses premières pièces en 1947, avant de s’installer à Vallauris l’année suivante. Il s’impose très rapidement dans le paysage culturel local, inspirant et incitant de nombreux artistes à s’essayer à la céramique. Ce sont surtout les ateliers Madoura et ceux du Tapis Vert qui les accueilleront. Les fondateurs des ateliers du Tapis Vert, le couple franco-américain René et Claire Batigne, sont également à l’initiative de l’organisation des expositions dédiées à la céramique contemporaine au Nérolium, de 1949 à 1955, indissociables de cette période, baptisée l’« âge d’or2 » de Vallauris. Enfin, le festival international de la céramique de 1955 à Cannes, réunissant 150 participants, apparaît aujourd’hui comme un recensement de référence et le témoignage d’un incroyable dynamisme de la création céramique de cette période.

"Extrait de presse du journal ""Semaine de France"" du 9 au 15 août 1952 concernant l'exposition Vallauris" © Archives Marc et Ida Chagall, Paris.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’attrait des peintres pour les expressions de la terre semble revêtir une dimension anthropologique. Se tourner vers la permanence de cet élément, pétrir la matière malléable, lui donner forme, leur permet de se réapproprier le geste universel reliant les civilisations successives. La céramique condense cette vitalité à l’épreuve des forces primitives. La terre devient alors la matière réparatrice et génératrice de nouvelles rêveries imagées : « […] l’imagination et la volonté, qui pourraient, dans une vue élémentaire, passer pour antithétiques, sont, au fond, étroitement solidaires. […] Ainsi le travail énergique des dures matières et des pâtes malaxées patiemment s’anime par des beautés promises3. »

Victor Brauner, Céramique ou Amphore anthropomorphe, 3 juin 1953, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole © Yves Bresson / Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole ; Droit d'auteur : © Adagp, Paris.

Le retour à la matière source s’accompagne de la convocation des formes et des symboles archaïsants à la vaste étendue chronologique, à travers notamment l’iconographie évoquant l’art préhistorique, les arts dits premiers ou encore les cosmogonies antiques. Bien qu’Artigas et Miró n’exercent pas dans le sud de la France mais dans l’Espagne voisine, à Gallifa, près de Barcelone, ce dernier visite l’atelier du Plan, chez Madoura en 1947. Son œuvre a aussi été exposée au Nérolium en 1952, ce qui atteste de sa participation à l’engouement des artistes pour la céramique de l’après-guerre. Leur abondante création est profondément marquée par un goût pour l’art pariétal et une attention accrue à l’endroit de la matière, de la magie ancestrale du grès, de la flamme et de la fumée4. Victor Brauner continue quant à lui de cultiver son intérêt pour l’occultisme, l’alchimie et l’astrologie dans des pièces essentiellement faites d’assiettes, de plats ou de pichets fournis par l’atelier Madoura. L’exception consiste en quelques pièces anthropomorphes plus audacieuses en termes de formes, à l’instar d’Amphore anthropomorphe, exécutée le 3 juin 1953. Dans un entretien, Brauner fera lui-même allusion aux premières expressions artistiques humaines : « […] on est en contact avec la matière, on refait des gestes qui datent des premiers âges où l’homme s’exprima5. » Des formes symétriques, figuratives ou abstraites, des emboîtements de motifs en aplat dans des compositions colorées attestent de son goût pour les arts premiers, étayé par sa collection personnelle d’art africain6. Anton Prinner, artiste d’origine hongroise, suscite l’admiration de Brauner qui voit en ses sculptures et ses terres cuites des ressemblances avec ses propres « anciennes choses magiques7 » de la période de la guerre. À compter de 1951, Prinner s’installe aux ateliers du Tapis Vert, où il peut dorénavant s’affranchir des contraintes imposées par son atelier parisien, en sculptant notamment en taille directe, à partir des troncs d’arbres, des figures monumentales, parmi lesquelles L’Homme (1956), qui atteint quatre mètres vingt de hauteur. En ayant désormais recours à la terre en amont des matériaux définitifs pour ses sculptures, Prinner s’adonne à la céramique en réalisant une curieuse vaisselle, à l’instar du service ésotérique Tarot (1952). D’autres pièces sont teintées de mysticisme et d’étrangeté, à l’image du fabuleux jeu d’échecs Le Soleil contre la Lune (1951), évoquant les divinités égyptiennes.

Edouard Pignon (1905-1993, Les Ramasseurs d'olives, 1953, grand vase en terre cuite rouge, incisions, peinture à l'engobe, h. 52 cm, Collection Musée Estrine, Saint-Rémy-de-Provence (Inv. 2009.01) © La Piscine - musée d'Art et d'Industrie André-Diligent, Roubaix / photo Alain Leprince / archives Philippe Bouchet.

Une autre tendance prend forme, celle d’un certain régionalisme qui installe une forme d’opposition avec les inspirations extra-occidentales. L’ancrage méditerranéen de Picasso se traduit dans des pièces qui s’inspirent de la céramique de la Grèce antique et de ses mythologies. « Lorsque je suis à Antibes, avait dit Picasso, je suis repris par l’Antiquité8. » Les couleurs ocre, rouge, noire et blanche sont employées non sans une touche d’ironie sur des vases aux motifs ostensiblement antiquisants, à l’instar de la série de Grands vases aux femmes nues de 19509. Des nymphes et des faunes10, peuplant ses créations, se voient réincarnés dans la terre qui les a vus « naître » plusieurs siècles auparavant. Édouard Pignon, originaire du Pas-de-Calais, s’approprie quant à lui la terre provençale via le motif de l’arbre emblématique de la région, l’olivier, qu’il découvre à Sanary, lors de l’été 1948. Les sinuosités de ses branches, étudiées à l’aquarelle sur papier avant d’être transposées en céramique, se laissent transpercer par la prodigieuse lumière du Sud. Les figures des paysans labourant les champs mettent en évidence le lien entre l’homme et la terre, comme dans le vase Les Ramasseurs d’olives (circa 1953-1954). 

Marc Chagall, de retour après des années d’exil aux États-Unis, s’installe progressivement dans le Midi. À compter de 1949-1950, l’artiste commence à réaliser ses premières céramiques, traduisant, au-delà de sa curiosité constante à l’égard de nouvelles techniques et d’une forme d’émulation collective, une sensibilité accrue à son environnement. L’appropriation de sa nouvelle terre d’accueil se réalise à travers l’enrichissement de son vocabulaire pictural, introduisant notamment dans ses céramiques des thèmes inspirés directement du paysage alentour – du mystère de la terre et de la mer unies sous le soleil (cf. La Madone à l'arbre (1951) ; Nature morte au poisson (1952)). Mais c’est surtout la matière qui semble être un véritable moyen d’enracinement – la terre, les couleurs et la lumière –, l’artiste cherchant, dans son œuvre céramique, à explorer les contrastes entre brillance et matité, terre émaillée et terre brute, lumières et ombres. À ce titre, la technique archaïque du sgraffito, connue dès l’Antiquité dans le bassin méditerranéen – consistant à graver des lignes ou des motifs sur la terre ou sur l’engobe –, est abondamment utilisée et maîtrisée par Chagall depuis ses premières gravures des années 1920 (cf. la série des Fables de La Fontaine : Le Renard et les Raisins (1950), Double visage en vert (1950) ou encore Grands personnages (1962)). Cet ancrage dans les terres fécondes du Sud ne le détournera pas pour autant de sa contrée d’origine : « Il me semble soudain que cette terre si claire interpelle de loin la terre sourde de ma ville natale, Vitebsk », dira Chagall dans un entretien avec Georges Charensol en 195011. L’artiste continuera, en effet, à convoquer l’art populaire russe et sa ville natale avec ses maisonnettes emblématiques dans des pièces céramiques comme Le Paysan au puits I (1952), ou La Maison (1952).
 

Marc CHAGALL, Le Paysan au puits II, 1952, terre blanche, décor aux engobes et aux oxydes, gravé à la pointe sèche, 33 x 22 x 25 cm, Collection particulière © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024
Marc Chagall : Céramiques, Galerie Madoura, Cannes, France, août 1962 - septembre 1962

L’expérience intime de la matière-mémoire qu’est la céramique évolue vers le désir du monumental. Les artistes et les sculpteurs cherchent une forme de dépassement de ce médium, en s’efforçant de réaliser des sculptures-céramiques plus imposantes : bas-relief et ronde-bosse en grès, céramiques et sculptures murales. La « tentation du monumental » déplace la céramique de l’espace domestique vers l’espace public et urbain, répondant ainsi au besoin renouvelé de reconstruction et de transformation de cette période de l’après-guerre. Pour Fernand Léger, il est alors important de « traiter le mur, dans la ville, dans l’architecture, dans le paysage, à l’extérieur et à l’intérieur de l’habitation, pour faire vivre la couleur en grandes dimensions12 ». L’artiste réalise ses premiers bas-reliefs à Biot, entre 1949 et 1952, en collaboration avec Roland et Claude Brice. Il exécutera des céramiques monumentales (par exemple, Les Femmes au perroquet, dans le jardin de La Colombe d’Or, à Saint-Paul), avant de recevoir des commandes pour l’architecture, tel le mur pignon en céramique et mosaïque de la centrale gazière d’Alfortville, ou encore le projet commandé par la ville de Hanovre pour le stade-vélodrome qui ornera finalement la façade principale du musée de l’artiste à Biot. Avec l’aide du céramiste Michel Rivière, Édouard Pignon entame lui aussi sa longue série de céramiques monumentales dès 1958, à l’instar de l’Homme à la fleur réalisé pour le pavillon de Paris à l’Exposition internationale de Bruxelles, avant la conception de ses autres pièces monumentales des années 1970. Pour Marc Chagall également, l’expérience de la céramique semble jouer le rôle d’un tremplin vers de multiples réalisations architecturales. En 1956, une composition monumentale, La Traversée de la mer Rouge, composée de 90 carreaux de terre blanche décorés aux oxydes et émaux, prendra place à l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du Plateau d’Assy, telle une anticipation de futures mosaïques et de célèbres vitraux du peintre. Ainsi, pour de nombreux artistes modernes, après les ravages de la Seconde Guerre mondiale, l’expérience de la céramique fut l’occasion de renouer avec le fil de l’Histoire au moyen d’un geste millénaire et universel, dans le berceau des rives argileuses et ensoleillées de la Méditerranée où cette tradition artisanale a perduré.