De la peinture aux céramiques : perméabilité des techniques et influences croisées suivant les « zigzags et les courbes de l’esprit »

20/06/2024 - 

Ambre Gauthier

Chagall peint la figure féminine d'une esquisse intitulée le Coq bleu, deux vases peints au premier plan.
Marc Chagall, atelier de la villa Les Collines, Vence, circa 1958-1959 © Izis - Manuel Bidermanas.

Marc Chagall commence son travail sur les céramiques dans le sud de la France au tout début des années 1950. Cette expérience fondatrice à son retour d’exil précède celles de la sculpture et du vitrail, en s’inscrivant dans un processus de création pluridisciplinaire interactif, au travers duquel toutes les techniques explorées dialoguent, s’enrichissent, se complètent. La céramique, qui donne à l’artiste l’opportunité de modeler et de concevoir des formes bidimensionnelles et tridimensionnelles, de faire vivre les personnages et les créatures de sa peinture dans l’espace, ne saurait s’envisager comme une technique indépendante sans corrélation avec la peinture, ou une distraction. Comme le précise Jacques Thirion, « la sculpture et la céramique ne sont pas des divertissements, ni de simples exercices pour entretenir le peintre en forme. C’est l’épanouissement de son art1 ». 

Souhaitant mettre ses pas dans ceux des artisans de la cité potière de Vallauris, Chagall perçoit la pratique de la céramique comme un moyen de renouer avec un savoir-faire manuel ancestral et de faire puissamment corps avec la terre du Midi, nécessaire physiquement et symboliquement2 à un renouveau de sa création. Ses premières céramiques exposées en 1952 à la Curt Valentin Gallery « sont une sorte d’avant-goût : l’aboutissement de [s]a vie dans le midi de la France, là où on sent puissamment la signification de cet artisanat3 ». Sa pratique de la céramique révèle, dès les premières pièces produites en 1949, une réelle interpénétration des expérimentations. La pratique de la terre enrichit l’œuvre graphique et peint, par des recherches sur les qualités intrinsèques des matériaux et des techniques de cuisson. Des effets de transparence, inspirés des glaçures et des couvertes, apparaissent dans ses dessins et peintures en parallèle de ses créations en céramique, comme en témoigne Le Couple au bouquet ou Nu en Grèce (circa 1952).

Marc CHAGALL, Le Couple au bouquet ou Nu en Grèce, circa 1952, aquarelle, gouache et pastel sur papier, 62,5 x 48 cm, Collection particulière © ADAGP, Paris, 2024
Marc CHAGALL, Grands personnages, 1962, terre blanche, décor aux oxydes, gravé au couteau et à la pointe sèche, sous couverte, 47,5 x 39 x 23 cm, Collection particulière © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024
Marc CHAGALL, Souvenir de la Flûte enchantée, 1976, tempera, huile et sciure sur toile, 113,5 x 194,8 cm, Collection particulière © ADAGP, Paris, 2024

Les effets nacrés et les gammes de couleurs pastel, présents dans les Grands personnages (1962) , trouvent des échos postérieurs dans Le Souvenir de la Flûte enchantée (1976), attestant de l’empreinte durable laissée par la céramique dans les œuvres picturales de l’artiste. Les travaux réalisés plus tard sur les vitraux, dans l’atelier Simon-Marq de Reims, portent en eux ces explorations de transparences et de luminosité de la matière intrinsèquement liées à la pratique de la céramique. Le tracé des plombs et la pratique de la grisaille4, créant une répartition géométrique des espaces et des contrastes forts, sont également réintroduits par Chagall dans sa peinture (La famille (1975 - 1976) ; La chute d'Icare (1974)).

Ces allers-retours entre les techniques conduisent l’artiste à introduire directement de la terre du Roussillon sur les œuvres sur papier, dont Daphnis et Chloé (1956), prolongeant sensiblement les explorations de la terre rouge de Vallauris, qui permirent la création de céramiques non glaçurées mettant en valeur la beauté brute du matériau, parmi lesquelles Le Char d'Élie (1951). Des apports de matériaux sont parfois adjoints à la matière peinte, ainsi Nu mauve (1967), dans lequel l’ajout de sable fait écho à la pratique de la terre chamottée5.

La pratique du modelage et de la céramique constitue également une première étape vers le passage de la deuxième à la troisième dimension, et amorce les premières réalisations sculptées de Marc Chagall, datées 1951. Si la céramique précède la sculpture dans les expérimentations de l’artiste, certaines céramiques (Le Coq (1954) ; Grands personnages (1962)) proposent un travail singulier sur les volumes, insistant sur la corporalité et la présence physique du modelage, qui invite à repousser les frontières des classifications entre céramique et sculpture6. Il en va de même avec certaines terres cuites, les Femme au bain (1953)7 ou encore les différentes versions de Jeune femme sur la chèvre, en bronze et en céramique.

L’apprentissage de la céramique par Marc Chagall constitue une étape nécessaire à un renouvellement de sa peinture et à l’établissement d’une technique picturale évolutive, par la rencontre de la matière pure, de sa structure brute, de son velouté ou de sa lumière. Circonscrites dans le temps, ces expériences témoignent avant toute chose d’une recherche de la matière plastique et picturale, devançant celle du sujet ou de l’iconographie : « La présence des fruits et des fleurs, c’est aussi une matière plastique […] les graffitis ça peut remplacer les fleurs8. »

Ces correspondances stylistiques, perceptibles dans le passage d’une technique à une autre, rendent compte d’une approche artistique concevant les expérimentations techniques ponctuelles comme des apports durables à l’œuvre pictural, représentatives « des zigzags et des courbes de [l’]esprit ». La céramique et la sculpture, étapes de recherches et d’explorations artistiques déterminantes, constituent ainsi un terrain fertile inépuisable pour Marc Chagall, qui ne cesse de créer des liens entre les techniques, se joue des matériaux et des effets, dans une volonté de synergie créative.