Se confondre avec la terre. 
Marc Chagall et la céramique.

17/09/2024 - 

Ambre Gauthier

« Par ces temps menaçants de bombes et de pulvérisations, on a particulièrement envie de s’attacher à cette terre et de se confondre avec elle1. »


 

Les grands personnages, 1962, terre blanche, décor aux oxydes, gravé au couteau et à la pointe sèche, sous couverte, 47,5 x 39 cm,  verso, coll. part © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024.
Marc Chagall travaillant aux Grands personnages à Madoura, Vallauris, 1961-1962 © Izis- Manuel Bidermanas.
Les grands personnages, 1962, terre blanche, décor aux oxydes, gravé au couteau et à la pointe sèche, sous couverte, 47,5 x 39 cm, détail, coll. part © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024.

Rencontre avec la céramique

Marc Chagall, de retour en France après sept années d’exil aux États-Unis, s’établit à Orgeval avant de s’installer dans le sud de la France. Un voyage de quatre mois à Saint-Jean-Cap-Ferrat, auprès de l’éditeur Tériade, le fait renouer avec les images et les sensations méditerranéennes découvertes lors de voyages au Mourillon à Toulon et à Nice en 1926. Il s’extasie devant la beauté de la nature en découvrant « le royaume des fleurs2 », « les pigments floraux3 » qui inondent l’œil de leur explosion de couleurs et la douceur des paysages, leurs découpes qui font naître dans leurs ombres des êtres imaginaires à la tombée du jour. Son chemin s’arrête d’abord à Vence, où il acquiert la villa Les Collines en 1950, puis à Saint-Paul-de-Vence, à partir de 1966, où il fait construire sa villa-atelier, La Colline. Cette implantation nouvelle sur ce territoire, tout comme bon nombre de peintres après la Seconde Guerre mondiale4, constitue le point de départ d’une riche création pluridisciplinaire, amorcée conjointement par la création de céramiques et de sculptures5
Gaston Bachelard évoque cette période d’ébullition créative en ces termes : « Quelle merveilleuse époque que la nôtre où les plus grands peintres aiment à devenir céramistes et potiers. Les voilà donc qui font cuire les couleurs. Avec du feu ils font la lumière. Ils apprennent la chimie avec leurs yeux ; la matière, ils veulent qu’elle réagisse pour le plaisir de la voir6. » Dès le printemps 1948, l’artiste manifeste son intérêt pour la production de céramiques et plus spécifiquement celle de Pablo Picasso, qui est installé à Vallauris depuis 1947 et travaille à l’atelier Madoura7. Il demande ainsi à sa fille, Ida, de faire l’acquisition du numéro de Cahiers d’art reproduisant une assiette de Picasso créée à l’atelier Madoura de Vallauris8. Si la connaissance des réalisations de Picasso a pu être à l’origine d’un élan vers la céramique et la ville de Vallauris, elle ne saurait justifier à elle seule l’importance et le caractère vital pris par la céramique dans l’œuvre de Marc Chagall pendant plus de deux décennies. L’intérêt pour cette discipline puise sans doute ses racines dans les traditions d’art populaire russe, parmi lesquelles les sifflets zoomorphes et anthropomorphes en terre cuite9, qui figuraient dans la collection de l’artiste. Il est également révélé par un voyage en Grèce en 1952, au cours duquel l’artiste s’émerveille devant les antiques vases à figures noires et à figures rouges : « Je suis allé à Delphes, dans les îles, à Poros, j’ai visité tous les musées. Ceux d’Athènes sont magnifiques. J’ai contemplé les antiques peintures, les beaux vases décorés de taureaux sauvages, sur fond noir et sur fond ocre. Quelles délicieuses merveilles10 ! » L’engouement collectif pour cette technique, rassemblant un nombre important d’artistes installés dans le Sud11, participe d’un état d’émulation et d’un phénomène culturel de premier ordre, à l’origine d’un renouveau des arts décoratifs et d’une revalorisation des pratiques artisanales. Marc Chagall y prend part et s’y insère avec singularité, se tenant toujours à distance des groupes et des modes décoratives, pour y tracer un chemin audacieux à l’écoute de ses propres inspirations, privilégiant « la chimie12 », le dialogue avec les énergies de la matière, qui prend autant qu’elle donne à l’artiste, les liens continuels entre les formes du passé et du présent. Ses pas le guident sur « un chemin conduisant d’un lieu d’où personne ne vient à un lieu où personne ne va13 », qui le mène à la fin de l’année 1949 à ce que Virginia Haggard nomme « les travaux salissants14 », la céramique et la sculpture. Commence alors une longue période de création céramique, rythmée par des cycles de travail intense et de pauses15, qui évoluera jusqu’en 1972 et donnera naissance à 350 pièces16 uniques d’une inventivité formelle sans égale. 
 

Marc Chagall peint un vase, au milieu d'un jardin.
Marc Chagall, atelier de la villa Les Collines, Vence, 1961 © Izis - Manuel Bidermanas.

L’épreuve du feu

Par l’exploration de la technique de la céramique, Marc Chagall se confronte à un médium nouveau, qui le conduit sur des chemins inexplorés induisant une création physique et symbolique. Les mains dans la terre, les yeux caressant la matière sensible et vibrante, pure de toute intervention humaine, il cherche à « donner forme à la merveille17 », à explorer toutes les cavités et les sillons affleurant à la surface de la glaise, à mettre ses pas dans ceux d’artisans millénaires. Si l’expérimentation des formes et des cuissons les plus audacieuses est au cœur de sa pratique, celle-ci ne saurait faire oublier la peinture, qui demeure le seul but à poursuivre, nourri par de constants allers-retours entre les techniques18, qui participent d’une diversification et d’un renouvellement quotidien de l’approche picturale. Cet art du feu constitue un moyen de renouer le dialogue avec la nature dans la simplicité de ses origines, dans la beauté de ses imperfections, en tendant à une forme d’authenticité artisanale excluant toute facilité, convention ou effet décoratif : « Mon travail pour la céramique, ici, dans le Midi, est une autre expérience, une sorte d’approche vers la nature ; mais en évitant si possible des choses décoratives extérieures qui, il me semble, ne sont pas dignes ni de la terre, ni du feu par lequel la céramique passe19. » Travailler la terre, se confronter aux difficultés intrinsèques de sa matière et aux techniques à déployer, c’est également mettre son art au service d’un ancrage physique et symbolique ancestral, commencer à parler « la langue des choses cachées20 ». La maîtrise du feu, nécessaire à la création céramique, est à l’origine d’une puissance créative et mystique, qui depuis la nuit des temps place celui qui domine les flammes au-dessus de ses semblables : « Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées. Ils devinent en silence les grands tremblements du corps, les affaissements soudains du sang, ils possèdent le don, la force. […] ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu, ils l’ont en eux, ils maîtrisent les flammes21. » Le feu éclaire symboliquement les chemins possibles, faisant la lumière dans l’ombre des consciences, à la fois étincelle de vie et pouvoir de destruction22. Face à cet élément, Chagall énonce un profond respect pour sa maîtrise, en se positionnant avec humilité, éternel apprenti d’un feu vacillant et d’une terre changeante, mouvante, qui ne se laisse pas apprivoiser si facilement : « Dans la céramique, la sculpture, qu’est-ce que j’apporte, moi, à la matière, à la terre du Bon Dieu, au feu du Bon Dieu, à la feuille, à l’écorce, à la lumière ? Peut-être le souvenir de mon père, de ma mère, de mon enfance et des miens pendant mille ans… peut-être aussi mon cœur. Il faut être humble devant la matière, soumis23 ! »

Le Char d'Elie
Marc Chagall travaillant au Char d’Elie, 1951 © Philippe Halsman Estate 2024.

« Transfuge de la terre »

Après sept années d’exil aux États-Unis, la réinstallation sur le sol français de Marc Chagall s’accompagne d’une volonté de faire corps avec sa terre d’accueil, qui l’a vu vivre et créer de 1911 à 1914 puis de 1923 à 1941 : « Je suis venu en France, avec encore de la terre sur les racines de mes souliers. C’est long pour que cette terre sèche et tombe. Quand cela m’est arrivé, indépendant de ma volonté, il m’a fallu retrouver une autre réalité. Je l’ai trouvée dans les paysages de France, les fleurs du Midi, les horizons de Peïra-Cava, la terre de Gordes ou du Roussillon, les rouges profonds du Mexique […] Mais cela n’est possible qu’à celui qui a su garder ses racines. Garder la terre sur ses racines ou en retrouver une autre, c’est un véritable miracle24. » Sans oublier pour autant les désillusions procurées par la France pendant les années de guerre25, la pratique de la céramique prolonge la volonté d’intégration à une culture française, artistique et artisanale, tout en permettant par le lien avec la terre une résonance symbolique avec la terre de son foyer d’origine, Vitebsk : « Il me semble soudain que cette terre si claire interpelle de loin la terre sourde de ma ville natale Vitebsk26. » Le vase La Maison (1952)27 est une incarnation sensible de ce lien fait par Marc Chagall entre la terre de la Méditerranée et la terre de son pays natal. Par la céramique, les terres du passé et du présent, sans frontières géographiques, dialoguent et fusionnent dans l’élaboration d’un langage plastique novateur : « Seul est mien / Le pays qui se trouve dans mon âme / J’y entre sans passeport28. » Plonger ses mains dans l’argile et ressentir ses vibrations, le chant millénaire de toutes les migrations et les exils dont elle se souvient et témoigne par sa présence matérielle, modeler et transformer la matière pour épouser les contours d’un imaginaire vivace et profondément marqué par les bouleversements des temps récents, sont autant d’expériences sensorielles et artistiques qui relient Marc Chagall à cette « matière trempée d’une sensibilité excessive29 ». Cette sensibilité, commune à la matière et à l’artiste, se propage et vit dans tous les « transfuges de la terre30 », hommes et femmes ayant vécu le déracinement et l’exil, continuellement en flottement dans les airs et entre les temps, dans l’attente d’une nouvelle fuite, tels les juifs errants et Luftmensch si présents dans l’œuvre peint de Marc Chagall. 
 

Marc CHAGALL, La Maison, 1952, 27 x 24 x 19 cm, Collection particulière © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024
Marc CHAGALL, La Maison, 1952, terre rose, décor aux engobes et aux oxydes, gravé au couteau et à la pointe sèche, sous couverte, 27 x 24 x 19 cm, détail, Collection particulière © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024.

Dans les pas du Golem

Marc CHAGALL, La Chimère, 1954, 31 x 19 x 19 cm, Musée national d'art moderne, Paris © Fabrice GOUSSET/ADAGP, Paris, 2024

Mi-monstres, mi-figures apotropaïques, certains êtres anthropomorphes et zoomorphes nés de la terre par les mains de Marc Chagall semblent échapper à toute forme connue. Ces formes singulières, issues d’une libération complète de l’imaginaire et de l’instinct des mains qui façonnent, sont bien plus qu’un prolongement iconographique de l’œuvre peint. Faire naître de l’argile des formes et des êtres issus des contrées lointaines de l’esprit trouve de profondes ramifications dans la légende du Golem, qu’on peut traduire de l’hébreu en « masse informe », créature mythique de la culture juive et du Talmud. Selon la légende, pour répondre aux souhaits formulés par l’Homme, une créature d’argile peut être modelée puis enchantée par des incantations, devenant un double mystique, que son créateur peut faire agir à sa guise31. Cette puissance née des forces de la terre se voit doter, selon les récits, d’une capacité de protection ou de destruction, qui répond aux secrets des arcanes et des intentions de son créateur. Dans le Sefer Yetsirah (Livre de la Création), Dieu est décrit comme le « grand potier façonnant le monde32 », cet écrit resserrant davantage le lien entre la création divine et la création artistique. L’assujettissement de la créature/œuvre à son créateur, par une soumission, somme toute relative, au bon vouloir du créateur/artiste, laisse entrevoir les possibles conditions d’émancipation et de libération. L’acte de création, ainsi placé au cœur de la légende, est une puissante métaphore de la création artistique et du combat intérieur mené par les artistes pour faire naître et donner la vie à des formes inanimées, à des matériaux, qui peuvent se révéler indomptables et réfractaires à toute forme de domination. L’image de l’artiste insufflant la vie à sa peinture, sa céramique, qui, par son travail, donne « forme à la merveille33 », fait puissamment écho à la force légendaire qui anime des figures d’argile ou de glaise34. Si « tous les artistes sont des faiseurs de Golems35 », contrairement à d’autres peintres36, Marc Chagall n’a jamais explicitement représenté le Golem37, certains de ses êtres d’argile (La Chimère (1954) ; Grands personnages (1962)) semblant cependant ne pas être étrangers à la légende et contenir la palpitation, le souffle de vie de figures millénaires. 
 

Au fil des ateliers

Entre 1949 et 1972, Marc Chagall donne naissance à 350 céramiques38, réalisées dans plusieurs ateliers39 du Sud. La complexité de son parcours au sein de ces ateliers tient au fait qu’il n’est ni linéaire ni continu, l’artiste travaillant par cycles et auprès de plusieurs artisans simultanément40 pour permettre des expérimentations techniques variées en fonction des spécificités et des styles de chaque poterie. La première pièce répertoriée, une assiette intitulée Le Soir (1949), constitue à ce jour le point de départ de la production céramique de Marc Chagall. Sans marque de potier à son envers, son attribution exacte à un atelier demeure hypothétique, même s’il est possible de la rapprocher stylistiquement des productions de la Poterie des Remparts à Antibes41, qui semble avoir été le premier lieu de production ayant accueilli Chagall en 1949. Probablement dirigé par Mme Bonneau42, assistée de plusieurs collaborateurs, dont le peintre et céramiste Serge Ramel43 et Suzanne Ribemont44, l’atelier permet à Marc Chagall de réaliser ses premières céramiques et de s’y faire l’œil et la main. S’il est difficile de rendre compte avec précision de cette collaboration45, treize pièces inventoriées portent l’estampille « Poterie des Remparts ». En regardant cet échantillon de la création de Chagall à Antibes, l’œil est arrêté par la simplicité rudimentaire des formes utilisées, tout comme celle des décors, tenant davantage d’une approche picturale que d’une véritable pratique de la céramique, exemple classique de peinture sur céramique pratiquée au début des années 1950 par de nombreux artistes qui s’essayent à la technique46. Sans audace formelle ni réel travail sur la matière, ces pièces se parent d’un émail brillant appliqué de manière uniforme, qui unifie le décor et son support sans tirer parti du grain ou du velouté de la terre, en mettant le support et le sujet sur un même plan (Judith et Holopherne (1950)). Ces premières réalisations, modestes et en demi-teintes, sont directement influencées par les projets éditoriaux auxquels Chagall s’attelle dès 1950, les Fables de La Fontaine et la Bible47, ce qui leur confère de fait une dimension illustrative. Au cours de l’année 1952, Marc Chagall travaille avec Serge Ramel, rencontré à la Poterie des Remparts, puis installé par la suite à la Poterie du Peyra à Vence48, tout en faisant des essais de cuisson avec l’atelier Lebasque à Clausonnes49. Chagall fréquente ensuite l’atelier Art feu céramiques et faïences d’art A. & R. Roux à Juan-les-Pins en 195450. Ponctuellement, Marc Chagall fait appel aux céramistes Marius Giuge51 (La Conversation (1958)) et Michel Muraour52 (Homme et oiseau (1972) et Autoportrait (1972)). Pour prolonger ces expériences et les inscrire dans un territoire plus personnel, Marc Chagall fait demander un devis, en 195653, pour l’installation d’un four à céramique par l’intermédiaire de Roland Brice54 dans sa villa « Les Collines » à Vence. Sans que l’on sache véritablement si ce projet put se concrétiser, il demeure néanmoins le témoin d’une volonté de prolonger la pratique de la céramique jusqu’à l’atelier, de faire interagir physiquement et en un même espace les techniques de manière simultanée, corroborée par la peinture de certaines pièces de l’atelier Madoura sur place55. L’atelier Madoura à Vallauris termine ce tour d’horizon des ateliers fréquentés par Chagall, collaboration la plus pérenne et la plus productive, comptant à elle seule plusieurs centaines de céramiques uniques créées de 1951 à 1971. Atelier mythique, incarnant à lui seul l’esprit de Vallauris et de ses potiers, il ne semble cependant pas répondre à toutes les exigences de l’artiste56, puisque ce dernier n’aura de cesse de continuer ses expérimentations parallèles dans d’autres ateliers. 

Céramiques des grands maîtres contemporains, 1952, Grand hall du Nérolium, Vallauris.
Céramiques des grands maîtres contemporains, 26 juillet - 14 septembre 1952, Grand hall du Nérolium, Vallauris © Archives Marc et Ida Chagall, Paris
Marc Chagall travaillant aux Grands personnages à Madoura, Vallauris, 1961-1962 © Izis - Manuel Bidermanas.

Terre de potiers, Vallauris

Vallauris, terre agricole aux flancs plantés d’orangers bigaradiers, dont la distillation de la fleur donne l’essence de néroli, est à la fin des années 1940, selon l’artiste Jean Derval, un « paradis57 ». Son abondante nature, distillant des effluves hespéridés et zestés, borde les collines d’un village traditionnel abritant des ateliers de potiers58, délaissés depuis la fin des années 193059. À la Libération, de jeunes artistes, venus de la France entière, attirés par la région et ses traditions artisanales vernaculaires, s’installent à Vallauris. Parmi eux, Robert Picault, Roger Capron, Jean Derval et Jean Rivier. Cherchant à renouer avec les traditions de céramiques locales en développant leurs styles propres, ils s’insèrent progressivement dans la vie locale en reprenant à leur compte les anciens ateliers désaffectés. Se développe alors une bohème ensoleillée et débrouillarde, incarnée par de jeunes artistes aventureux, appréciant la simplicité et la rudesse du terroir vallaurien, loin de l’agitation des villes : « Vallauris […] est […] entourée de toutes parts par les montagnes. Vieille ville pittoresque avec ses poteries et ses toits en tuiles romaines. La ville est habitée des vrais croquants60. » Les « vrais croquants », selon les mots de Robert Picault61, ce sont les habitants de Vallauris, agriculteurs et artisans, qui parlent une langue directe et sans fioriture, parfois du patois local, et qui observent tout d’abord avec un œil méfiant et moqueur cette jeune génération d’artistes venus des grandes villes. Ils les surnomment avec ironie les « ezistentialisses62 », en référence à l’Existentialisme et aux gros titres des journaux évoquant la jeunesse de Saint-Germain-des-Prés. Naissent alors plusieurs ateliers dont l’objectif majeur est de mettre en regard la production de céramiques locales avec la création contemporaine en tentant une fusion des styles et des techniques, parmi lesquels Callis63, fondé par Robert Picault et Roger Capron, Madoura64, orchestré par Suzanne et Georges Ramié, le Tapis Vert65, dirigé par Claire et René Batigne. Si la nouvelle pulsion créative qui rythme Vallauris est bien née de l’action conjointe de plusieurs jeunes artistes se prenant de passion pour la céramique, l’installation de Pablo Picasso en 1947 donne une impulsion sans précédent à la création locale : « Avec Roger Capron, Georges et Suzanne Ramié, nous avons fait sortir les gens de leur trou, les avons convaincus de participer aux premières expositions annuelles que nous avions organisées avec les moyens du bord. Avec l’arrivée de Picasso les expositions prirent un lustre particulier. Elles devinrent l’une des grandes attractions de la saison d’été sur la Côte d’Azur drainant une quantité de célébrités qui tentaient d’apercevoir le Maître. La venue de Picasso fut un bienfait pour tous. Vallauris devint un centre d’intérêt international, des acheteurs de toutes nationalités venaient et passaient des commandes. Les retombées sur le commerce local étaient évidentes66. » Devenant une figure tutélaire de la ville, Pablo Picasso travaille à l’atelier Madoura et prend part à la vie du village, la forgeant à son image, participant aux fêtes qui y sont organisées, ainsi qu’aux corridas données en son honneur67. Force d’attraction, à la fois pour d’autres artistes et pour des collectionneurs, son nom résonne dans les ruelles de la ville et dans les ateliers. De cette vie locale, Chagall semble se méfier et s’en tient éloigné, bien trop conscient que ce territoire n’est pas le sien et qu’il est entièrement dominé par Picasso68.

Marc Chagall tient à deux mains une céramique en forme d'oiseau.
Marc Chagall, atelier Madoura, Vallauris, 1962 © Izis - Manuel Bidermanas.

Chagall à Madoura

C’est à l’atelier Madoura à Vallauris que Marc Chagall réalise le nombre le plus important de céramiques69, parmi lesquelles le Service de mariage (1952)70 et les « vases-sculptures », collaborant avec Suzanne Ramié71 de 1951 à 1972. Fondé en 193872, dirigé par Suzanne et Georges Ramié, Madoura est un épicentre de la création de céramiques à Vallauris, qui connaît succès et renommée grâce à ses céramiques d’artistes, dynamisées par l’arrivée de Picasso en 1947. Chagall, comme bien d’autres artistes, parmi lesquels Henri Matisse ou Victor Brauner, arrive à Madoura avec l’intention de frayer son chemin à travers la terre vallaurienne, tout en ayant rapidement la conviction que ses expérimentations ne seront pas libres de toute présence picassienne. Si les deux artistes se rencontrent à Madoura, une amitié ne naîtra cependant pas de leurs échanges, rivalités et incompréhensions semblant prendre le pas sur une admiration respective. Marc Chagall s’exprimera plus tard sur cette confrontation : « Nous nous rencontrâmes souvent à Vallauris, dans l’atelier de Ramié, où tous les deux nous travaillions la céramique. Les artisans réalisaient pour lui des dizaines d’oiseaux ou d’autres sujets, et lui, sur le moment, retouchait avec son doigt tantôt le cou tantôt le pied, puis passait immédiatement à la série suivante. Probablement toujours pris par cette rage de produire le plus possible. Son adresse était étonnante, mais aussi la force décorative du trait et des taches, qui ne devaient toutefois pas être trop voyantes pour que les ouvriers puissent sur-le-champ en faire des copies pour le tirage : voilà jusqu’où allait cette soif de la quantité73. » Prenant le contre-pied de la création de multiples, Marc Chagall se concentrera uniquement sur la production de pièces uniques. Les formes simples, décorées d’oxydes et d’engobes, des assiettes et plats conçus en 1951 à Madoura (Nu au coq II ou Femme au coq (1951)), qualifiés de « peinture sur céramique74 », ne semblent pas le satisfaire, ce qui explique ses essais simultanés dans différents ateliers du Sud : « Ces choses de Madoura sont réussies mais il aurait pu aussi bien les faire sur toile ou sur papier. La Matière n’est pas riche, c’est la peinture un peu aquarellée qui compte et après tout ce n’est pas ça la céramique75. » La présence de Pablo Picasso, qui semblait avoir tout d’abord attiré Chagall à l’atelier, distille peu à peu son omniprésence écrasante : « Papa a fait encore une demi-douzaine d’assiettes là-bas mais maintenant il est de nouveau dégoûté, et pour de bon je crois, par l’esprit de Picasso qui imprègne tout. Les ouvriers eux-mêmes sont abîmés, un peu blasés et méprisants, c’est vraiment décourageant de voir partout des cimetières d’imitations de Picasso76. » Ne souhaitant pas rejoindre ce « cimetière d’imitations », Chagall travaille principalement avec les artisans Jules Agard (1905-1986) et Yvan Oreggia (1936-) au développement d’un style de céramiques plus personnel, n’empruntant pas au vocabulaire picassien. Agard, tourneur d’exception et directeur technique de l’atelier Madoura, apporte son savoir-faire dans l’élaboration de pièces complexes en volume ou monumentales77 (Le Paysan au puits I (1952) ; Grands personnages (1962) ; La Traversée de la mer Rouge, Notre-Dame-de-Toute-Grâce, le plateau d'Assy (1956)), certaines moulées par Loris Cerulli78 (1906-1983). Les décors sont réalisés en collaboration avec Yvan Oreggia, puis avec Dominique Sassi, sous le regard fidèle de Suzanne Ramié. Dépeint comme « solitaire79 » à Madoura, Pablo Picasso « monopolisant80 » l’atelier, Chagall y vient surtout quand il est absent81 et travaille sur des formes existantes ou conçoit ses propres formes, certaines modelées à la main, en refusant les formes tournées les plus lisses et régulières82, qui sont la marque de fabrique de Picasso. La création de pièces uniques appelées « vases-sculptures83 » par l’artiste, aux formes fantastiques et hybrides, déplacent et invitent à reconsidérer la frontière établie entre céramique et sculpture par un travail novateur sur le volume et sa mise en espace. Le travail des émaux, présent tant sur la céramique dite « utilitaire84 » que sur ces pièces quasi sculptées, dévoile un approfondissement des intensités chromatiques et de textures, dans la continuité de l’approche picturale. Alternant la brillance la plus miroitante (Assiette persane (1955)) et la matité la plus naturelle de la terre (Le Char d'Élie (1951) ; Les Amoureux et la Bête (1957)), l’artiste ne semble pas toujours tenir compte des conseils prodigués par les artisans à l’atelier86. Sans doute moins par goût du défi que par profonde nécessité de se confronter à la fragilité du matériau, de reconnaître et transformer les incidents de cuisson, de s’émouvoir de la beauté des irrégularités qui en découlent. Cette recherche du point de non-retour, guidée par son instinct et la force du tactile, le distingue des pratiques des autres artistes à Madoura : « Cette terre, tout comme le métier, ne se donne pas facilement. Le feu me rend mes soucis à la sortie du four, parfois avec reconnaissance, parfois sous une forme grotesque et tragique87. » Ces explorations techniques, poussées toujours plus loin par l’ajout d’éléments modelés à la main et collés à la barbotine ou de formes coupées au fil (Variante en blanc des Amoureux en rose avec une main (1962)), se couvrant parfois de pastel, de craie et de tempera posés après cuisson, sont spécifiques à l’esprit de laboratoire qui règne à Madoura et à l’approche audacieuse de Suzanne Ramié. Ce « travail dans la masse88 » opéré par Marc Chagall, qui enlève à la matière autant qu’il lui ajoute, joue en permanence avec les notions cruciales d’improvisation et de non rattrapable, d’imparfait et d’humilité89, chaque cuisson pouvant réduire à néant la création. Par cette prise de risque constante, la lumière au bout des doigts, Marc Chagall se confond avec la terre pour mieux faire face aux temps présents, tout aussi fragiles et friables que la terre qu’il manie : « La terre même sur laquelle je marche est si lumineuse. Elle semble m’appeler tendrement du regard90. »

Marc CHAGALL, Variante en blanc des Amoureux en rose avec une main, 1962, 22 cm, Collection particulière © François FERNANDEZ/ADAGP, Paris, 2024
Marc CHAGALL, Amoureux en rose au bouc, 1962, 34 cm, Collection particulière © François FERNANDEZ/ADAGP, Paris, 2024

 

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