Suzanne Ramié, à l’épreuve du feu

20/06/2024 - 

Ambre Gauthier

Suzanne Ramié, 1961 © Collection particulière

Suzanne Ramié (1905-1974), née Suzanne Douly, commence sa formation à l’École des beaux-arts de Lyon, qu’elle fréquente entre 1922 et 1926, se spécialisant dans les motifs décoratifs et la céramique. Elle exerce quelque temps le métier de dessinatrice textile à Lyon, notamment pour la maison Gilet et Tahon, avant de s’installer à Vallauris en 1938, après un emploi à Cannes dans une agence publicitaire appartenant à Aimé Maeght1. Terre de potiers, Vallauris connaît alors une activité déclinante, et de nombreux ateliers sont abandonnés2. Sa carrière de céramiste commence par la reprise, avec son mari Georges Ramié (1901-1976), d’une fabrique désaffectée précédemment occupée par les potiers Foucard-Jourdan3. Elle apprend l’art de composer les émaux auprès du céramiste Jean-Baptiste Chiapello (1888-1949), l’un des plus anciens potiers de Vallauris, tandis que Georges Ramié se spécialise davantage dans la cuisson des pièces4. L’atelier, nommé Madoura, emprunte son nom aux premières lettres des mots « Maison Douly Ramié5 » et entre en activité en 1938. En 1940, l’activité de l’atelier est momentanément arrêtée par la guerre6 ; Suzanne Ramié retourne alors à Lyon pour une exposition de ses premières céramiques, dans lesquelles s’entrecroisent les inspirations provençales des poteries culinaires traditionnelles et les prémices d’une pratique plus libre et épurée, qui trouvera son épanouissement à Vallauris au début des années 1950. Ses créations sont accueillies favorablement par la critique et le public de la Côte d’Azur, en 1941 pour l’exposition Artistes et Artisans à Cannes, puis en 1942 à l’exposition des Arts et Traditions populaires, lui valant une médaille d’or7.  

À son retour à Vallauris, Suzanne Ramié participe pleinement à la renaissance des ateliers de poterie dans l’après-guerre, devenant la figure emblématique de la céramique du Sud. D’autres ateliers laissés à l’abandon sont repris par de jeunes potiers, qui participent au renouveau de la ville et de la création de céramique locale, parmi lesquels Robert Picault8, Roger Capron, Jean Derval, Jean Rivier et l’atelier du Tapis Vert9, dirigé par Claire et René Batigne dès 1950. Suzanne Ramié organise à l’été 1946, avec André Baud et les potiers du groupe Callis, la première exposition d’après-guerre des potiers de Vallauris, Poteries, Fleurs, Parfums, dans le hall du Nérolium10. C’est à cette occasion que Pablo Picasso rencontre Suzanne Ramié11, avec laquelle il entame à partir de 1947 une collaboration intense et durable donnant naissance à plus de 3 000 pièces uniques12.

Vase annulaire, 1956, Faïence, H. 58 cm, Tampon, Collection Musée Magnelli, musée de la céramique, Vallauris, Inv. 1997-18-1 © Sylvain Deleu

L’approche de la céramique par Suzanne Ramié se fonde sur une réinterprétation personnelle des formes traditionnelles de poteries utilitaires. Bourrache, gus, pichet et coucourdon reprennent vie entre ses mains, les formes s’allègent et le répertoire décoratif folklorique laisse place à la pureté et la force brute des matériaux. Si l’ouvrage Les Poteries françaises13 lui offre un vaste répertoire des formes à explorer, son goût pour les formes sculpturales, remettant en question les classifications usuelles entre la céramique et la sculpture, et celui pour les émaux mats et brillants monochromes, la singularisent parmi tous les autres artisans de Vallauris. Ces formes réinventées, architecturées ou en volumes, faisant naître personnages hybrides et biomorphiques, animaux tripodes, trouvent leur quintessence dans le Vase annulaire (1956). Cet imaginaire à la force archaïque, aux lointaines réminiscences antiques, redéfinit une modernité méditerranéenne à contre-courant des styles développés par les autres ateliers. Il ne tarde pas à être employé et transformé par Pablo Picasso, qui travaille à Madoura à partir des formes imaginées par Suzanne Ramié, en ayant l’exclusivité et en étant le seul à pouvoir les utiliser14. Si les formes imaginées par Suzanne Ramié s’incorporent pleinement à l’œuvre picassienne, Pablo Picasso participe également à l’évolution du répertoire de Suzanne Ramié en lui ouvrant de nouveaux horizons formels à explorer à l’image des formes annulaires des années 1950.

Suzanne Ramié, Vase haut avec percement annulaire, 1959, Faïence émaillée, H. 60 cm x l. 23 cm, Tampon Collection Musée Magnelli, musée de la céramique, Vallauris, Inv. D.1995- 12-1 © Sylvain Deleu.

Au cours des années 1950 et 1960, Suzanne Ramié, à l’épreuve du feu, se confronte aux difficultés de la maîtrise des techniques de la céramique et aux plus grands peintres du XXe siècle. L’atelier Madoura accueille ainsi Pablo Picasso, Marc Chagall, Henri Matisse, Victor Brauner, Léonard Foujita et Baya, parmi de nombreux autres artistes et céramistes. Tous ces artistes viennent chercher à Vallauris l’exploration de la terre-lumière et le renouveau bohème des ateliers de la cité potière, mais également les qualités artistiques propres à Suzanne Ramié. Sa création personnelle, son ouverture d’esprit aux anciennes traditions potières ancestrales15 et sa mise à disposition de l’atelier et du four permettent aux artistes d’expérimenter toutes les possibilités de la terre par une expression libre et des conseils avisés. Ses qualités d’écoute, d’accompagnement et de compréhension16 des artistes en font une personnification de la céramique vallaurienne, surnommée « Madoura » par Renée Moutard-Uldry en 195817.

Marc Chagall, après plusieurs essais de céramiques dans différents ateliers de la région18, commence sa collaboration avec Madoura au cours de l’année 1951. Attiré par la terre d’élection de Picasso, il y trouve un atelier ouvert à sa création et néanmoins complètement investi par la création picassienne. Le travail sur les céramiques qui se met en place diffère considérablement de celui développé depuis 1947 par Suzanne Ramié et Pablo Picasso, dont la relation privilégiée19 fait naître plusieurs milliers de pièces uniques et des éditions multiples20. Si ces collaborations peuvent être observées sous l’angle de la rivalité21, elles sont surtout l’expression d’approches artistiques et d’univers esthétiques diamétralement opposés. Dépeint comme « solitaire22 » à Madoura, Picasso « monopolisant23 » l’atelier, Chagall y vient surtout quand il est absent24 et travaille principalement avec le tourneur Jules Agard et le décorateur Yvan Oreggia pour les émaux et les cuissons, ne tenant que peu compte de leurs conseils25. Il travaille sur des formes existantes ou réalise ses propres formes de son côté, certaines modelées à la main, en refusant beaucoup de formes tournées plus lisses et régulières26, que Picasso affectionne. La création de pièces uniques complexes, aux formes fantastiques et hybrides défiant les règles de la cuisson et explorant la fragilité du matériau, tout comme l’ajout de pastel et de craie après cuisson, est rendue possible par l’esprit de laboratoire qui règne à Madoura. Peu de traces écrites ont subsisté de cette collaboration, quelques lettres échangées entre Marc Chagall et Suzanne et Georges Ramié en précisant le fonctionnement27. Néanmoins, il est certain que Marc Chagall avait pleinement conscience de la qualité du travail de Suzanne Ramié et de ses spécificités, l’approche sculpturale et la grande finesse d’exécution des pièces pouvant trouver un écho certain avec son œuvre. Le travail réalisé à Madoura de 1952 à 197228 atteste de la part de Marc Chagall d’une réelle confiance et d’une admiration des techniques pratiquées à l’atelier. Une seule de ses céramiques se rapproche des créations personnelles de Suzanne Ramié, L'Offrande aux amants (1954), rappelant très fortement les vases-bouteilles aux cols élancés créés par la céramiste au début des années 1950. 

Marc Chagall et Suzanne Ramié, 1962 © Collection particulière

En 1961, la galerie Madoura ouvre à Cannes puis en 1965 à Vallauris pour commercialiser principalement les éditions des céramiques de Picasso. Les pièces créées par Suzanne Ramié jouissent d’une renommée internationale, celles-ci étant exposées dans des galeries à Paris29 et participant aux différentes manifestations vallauriennes. Progressivement, l’intense production picassienne prend le pas sur sa création personnelle. Un premier hommage posthume lui est rendu en 1975 par l’organisation d’une grande exposition au musée des Beaux-Arts de Lyon, sa ville natale, mettant en lumière le raffinement et la modernité de ses créations30.