Céramique

Les Amoureux et la Bête

Marc CHAGALL

  • N° C-285
  • 1957
  • Vase
  • Terre rouge, décor aux engobes et aux oxydes, gravé à la pointe sèche
  • 32,5 x 22 x 18 cm
  • Signée ChAgAll et datée 1957 en dessous
  • Atelier de poterie : Madoura
  • Musée national Marc Chagall, Nice, France, MBMC 2017-1-6

Chagall réalise en 1957, en collaboration avec l’atelier Madoura à Vallauris 1, une série de quatre céramiques zoo-anthropomorphes – connues à ce jour – intitulées Les Amoureux et la Bête. Si, contrairement à Picasso, Chagall ne conçoit que des créations uniques et n’édite pas ses céramiques, il réalise quelques séries constituées de deux à quatre pièces de forme, à l’instar de celle-ci.

La forme, reproduite à l’aide d’un moule, est commune aux quatre œuvres. Seules deux cavités témoignent d’une dimension utilitaire de la céramique. Le pied du vase est doté de deux seins et d’une main et la panse de deux têtes surmontées d’un col en forme d’animal – sûrement un cheval ou un âne –, éléments iconographiques récurrents dans l’œuvre de l’artiste. Une main, symbole du geste créateur, et une bête sont également présentes sur le Vase sculpté (1952). La bête protectrice surplombe ici l’arrondi des deux têtes 2 dressées telle une colline.

L’un de ces « vases-sculptures3 » est une variante en terre cuite dépourvue d’ornement. Le décor et les teintes des autres versions diffèrent grâce aux engobes et oxydes ainsi qu’aux incisions dans la terre crue. Dépourvue d’émail, la matière est veloutée et mate. Le vase conservé au Musée national Marc Chagall à Nice se pare d’un engobe foncé, les visages des figures, esquissés, sont rehaussés de touches blanches et de teintes chaudes. L’une des deux faces de la version à dominante ocre est ornée, tout comme celle dite « bleue », de maisons et d’un clocher rappelant Vitebsk, la ville natale de l’artiste, qui évoque la dimension symbolique de la terre pour Chagall4. Il affirmait : « Je suis venu en France avec encore de la terre sur les racines de mes souliers. C’est long pour que la terre sèche et tombe […] Garder la terre sur ses racines ou en retrouver une autre, c’est un véritable miracle5. » Chagall joue ainsi habilement tant avec la forme qu’avec les motifs – au rendu dissemblable et peints sur des fonds de couleurs distinctes – pour livrer une double lecture des œuvres, tour à tour vases historiés et sculptures, créatures animales et humaines.

Ces quatre créations révèlent une diversité de sources d’inspiration de l’artiste parmi lesquelles figurent l’art et l’artisanat russes – à l’instar des figurines d’argile, utilitaires et décoratives, et des êtres hybrides des loubki6. Marc Chagall connaissait et appréciait les œuvres de l’artiste Anna Goloubkina7 qui, en 1899, sculpte librement la matière pour représenter les visages multiples du vase intitulé Brouillard (marbre, Galerie Tretiakov, Moscou). Bruno Gaudichon souligne en outre les « résonances » entre les « œuvres en volume » de Chagall et la céramique préhispanique8. Les doubles têtes – que l’artiste aime représenter – des statuettes de Tlatilco9 auraient donc pu particulièrement susciter son intérêt (il aurait pu en voir lors de son voyage au Mexique en 1942). Une exposition d’œuvres précolombiennes10 est d’ailleurs organisée en 1955 au Nérolium à Vallauris11. Une lettre adressée au collectionneur Nathan Cummings à propos de l’exposition de sa collection au Louvre en 195612 témoigne de l’intérêt de Chagall pour cette production13. Il n’est donc pas étonnant de voir, parmi ses réalisations, des formes anthropomorphes et zoomorphes aux allures primitives, telles que L'Âne bleu (1954) 14 ou cette série Les Amoureux et la Bête, évoquant ces céramiques ancestrales.

Par ailleurs, Chagall admirait les œuvres de Paul Gauguin (1848-1903) et lui rend hommage à travers un tableau (Hommage à Gauguin (1956)). Gauguin lui-même s’inspire notamment de la céramique préhispanique, à l’instar des vases-portraits de la culture mochica15 (Pérou), lorsqu’il crée des pièces telles qu’un Autoportrait ou encore Vase représentant Léda au cygne (1887-1888), auxquelles font écho ces deux portraits réunis en un être bicéphale de la série Les Amoureux et la Bête.

Q.V.
1Chagall, comme Picasso, Brauner ou encore Matisse, collabore avec l’atelier Madoura de Suzanne et Georges Ramié.
2La version du Musée national Marc Chagall (Nice) figurait dans le catalogue de l’exposition Pléiade à la galerie Madoura en août 1961, sous le titre : Vase aux deux têtes.
3Lettre de Marc Chagall à André Susse, le 1er octobre 1956, cité dans Johanne Lindskog, « La céramique, de la peinture à la sculpture », in Chagall. Sculptures (cat. exp., Nice, Musée national Marc Chagall, 27 mai-28 août 2017), Paris, RMN, 2017, p. 27.
4Marc Chagall, exilé aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, s’installe, après une première étape à Orgeval dès 1948, dans le sud de la France en 1949 puis s’essaie à la céramique.
5Marc Chagall cité dans Marc Chagall (cat. exp., Paris, Palais du Louvre, Pavillon de Marsan, Musée des Arts décoratifs, juin-septembre 1959), Paris, Musée des Arts décoratifs, 1959, p. 448.
6Les loubki sont des estampes populaires commercialisées en Russie dès le XVIIe siècle.
7Le 31 décembre 1919, l’artiste cosigne une lettre adressée au département des Beaux-Arts de Narkompros (commissariat du peuple à l’instruction publique). Ce document a pour objet une demande d’envoi d’œuvres des artistes cités pour le musée d’art de Vitebsk en cours de création. L’artiste Anna Goloubkina y est citée. Lettre cosignée par Chagall (commissaire des beaux-arts de la région de Vitebsk) : « Du département régional à l’instruction publique (Goubono) – au département des beaux-arts (IZO) du Commissariat du peuple à l’instruction publique (Narkompros) », 31 novembre 1919, RGALI (Archives d’État de la littérature et de l’art), fonds 665, liste 1, unité de conservation 10. L. 10-12, reproduite dans Brouk Yakov, Khmelnitskaya Liudmila, Rousskaya kniga o Marke Chagallé [Livre russe sur Marc Chagall], tome II, Moscou, Éditions Progrès-Tradition, 2021, p. 137.
8Marc Chagall : L’épaisseur des rêves (cat. exp., Roubaix, La Piscine – Musée d’art et d’industrie André Diligent, 13 octobre 2012-13 janvier 2013), Paris, Éditions Gallimard, 2012, p. 52.
9Ibid., p. 52.
10Poteries précolombiennes du Mexique et du Pérou. Picasso et les potiers de Vallauris 1955, Vallauris, hall du Nérolium, du 15 juillet au 4 septembre 1955.
11L’atelier Madoura est situé à Vallauris, Chagall aurait pu y voir cette exposition qui atteste d’un goût local pour la céramique préhispanique.
12Collection Nathan Cummings d’art ancien du Pérou, Paris, Musée des Arts décoratifs, Palais du Louvre, Pavillon de Marsan, mars-mai 1956.
13Lettre de Marc Chagall à Nathan Cummings, 7 mai 1956, Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-2A-0067-044. Dans ce courrier, Marc Chagall relate avoir visité l’exposition de la collection de Cummings.
14Bruno Gaudichon, « “Donner forme à la merveille” : Chagall sculpteur », in Marc Chagall : L’épaisseur des rêves, op. cit., p. 52.
15Élodie Vaudry, « Chapitre VIII. Renouvellement du décoratif français », in Les arts précolombiens : Transferts et métamorphoses de l’Amérique latine à la France, 1875-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 211-249.

Mots-clés :

Amour (couple / amoureux), Animaux

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    Marc CHAGALL, Les Amoureux et la Bête, 1957, terre rouge, décor aux engobes et aux oxydes, gravé à la pointe sèche, 32,5 x 22 x 18 cm, Musée national Marc Chagall, Nice © Adrien DIDIERJEAN, RMN-Grand Palais (Musée national Marc Chagall)/ADAGP, Paris, 2024

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