Chagall réalise en 1957, en collaboration avec l’atelier Madoura à Vallauris 1, une série de quatre céramiques zoo-anthropomorphes – connues à ce jour – intitulées Les Amoureux et la Bête. Si, contrairement à Picasso, Chagall ne conçoit que des créations uniques et n’édite pas ses céramiques, il réalise quelques séries constituées de deux à quatre pièces de forme, à l’instar de celle-ci.
La forme, reproduite à l’aide d’un moule, est commune aux quatre œuvres. Seules deux cavités témoignent d’une dimension utilitaire de la céramique. Le pied du vase est doté de deux seins et d’une main et la panse de deux têtes surmontées d’un col en forme d’animal – sûrement un cheval ou un âne –, éléments iconographiques récurrents dans l’œuvre de l’artiste. Une main, symbole du geste créateur, et une bête sont également présentes sur le Vase sculpté (1952). La bête protectrice surplombe ici l’arrondi des deux têtes 2 dressées telle une colline.
L’un de ces « vases-sculptures3 » est une variante en terre cuite dépourvue d’ornement. Le décor et les teintes des autres versions diffèrent grâce aux engobes et oxydes ainsi qu’aux incisions dans la terre crue. Dépourvue d’émail, la matière est veloutée et mate. Le vase conservé au Musée national Marc Chagall à Nice se pare d’un engobe foncé, les visages des figures, esquissés, sont rehaussés de touches blanches et de teintes chaudes. L’une des deux faces de la version à dominante ocre est ornée, tout comme celle dite « bleue », de maisons et d’un clocher rappelant Vitebsk, la ville natale de l’artiste, qui évoque la dimension symbolique de la terre pour Chagall4. Il affirmait : « Je suis venu en France avec encore de la terre sur les racines de mes souliers. C’est long pour que la terre sèche et tombe […] Garder la terre sur ses racines ou en retrouver une autre, c’est un véritable miracle5. » Chagall joue ainsi habilement tant avec la forme qu’avec les motifs – au rendu dissemblable et peints sur des fonds de couleurs distinctes – pour livrer une double lecture des œuvres, tour à tour vases historiés et sculptures, créatures animales et humaines.
Ces quatre créations révèlent une diversité de sources d’inspiration de l’artiste parmi lesquelles figurent l’art et l’artisanat russes – à l’instar des figurines d’argile, utilitaires et décoratives, et des êtres hybrides des loubki6. Marc Chagall connaissait et appréciait les œuvres de l’artiste Anna Goloubkina7 qui, en 1899, sculpte librement la matière pour représenter les visages multiples du vase intitulé Brouillard (marbre, Galerie Tretiakov, Moscou). Bruno Gaudichon souligne en outre les « résonances » entre les « œuvres en volume » de Chagall et la céramique préhispanique8. Les doubles têtes – que l’artiste aime représenter – des statuettes de Tlatilco9 auraient donc pu particulièrement susciter son intérêt (il aurait pu en voir lors de son voyage au Mexique en 1942). Une exposition d’œuvres précolombiennes10 est d’ailleurs organisée en 1955 au Nérolium à Vallauris11. Une lettre adressée au collectionneur Nathan Cummings à propos de l’exposition de sa collection au Louvre en 195612 témoigne de l’intérêt de Chagall pour cette production13. Il n’est donc pas étonnant de voir, parmi ses réalisations, des formes anthropomorphes et zoomorphes aux allures primitives, telles que L'Âne bleu (1954) 14 ou cette série Les Amoureux et la Bête, évoquant ces céramiques ancestrales.
Par ailleurs, Chagall admirait les œuvres de Paul Gauguin (1848-1903) et lui rend hommage à travers un tableau (Hommage à Gauguin (1956)). Gauguin lui-même s’inspire notamment de la céramique préhispanique, à l’instar des vases-portraits de la culture mochica15 (Pérou), lorsqu’il crée des pièces telles qu’un Autoportrait ou encore Vase représentant Léda au cygne (1887-1888), auxquelles font écho ces deux portraits réunis en un être bicéphale de la série Les Amoureux et la Bête.