L’atelier d’artiste est un thème récurrent de l’histoire de l’art, qu’il soit dessiné, peint ou photographié. Ce lieu fascine en tant que berceau du geste créateur, vision romantique de l’atelier héritée du XIXe siècle. Durant ce siècle, un véritable mythe se construit autour de la figure de l’artiste, admiré, qui devient « prescripteur de goût1 » pour la bourgeoisie et les bohèmes s’inspirant de son mode de vie, souvent fantasmé. Au début du XXe siècle, l’atelier devient alors un modèle architectural à Paris, inspirant de nouvelles constructions illuminées par de grandes verrières et une belle hauteur sous plafond, dans lesquelles la décoration poursuit cette recherche de la « vie bohème », créée par des mises en scène et des accumulations d’objets plus ou moins luxueux2. Plus tard, l’atelier de Chagall perpétue cette image et s’inscrit dans cette représentation mentale collective. Des photographies provenant des Archives Marc et Ida Chagall et les représentations de l’atelier permettent d’entrevoir l’atmosphère de ces espaces de création. Ces lieux sont en effet pluriels, suivant les nombreuses installations du peintre en Russie, en France, en Allemagne et en exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet espace de l’atelier, prenant de l’ampleur, a suivi l’évolution du statut social et de la reconnaissance de Chagall en tant qu’artiste, de son séjour à la Ruche de 1912 à 1914, une cité d’ateliers-logements du quartier de Vaugirard, jusqu’à la construction de la villa La Colline à Saint-Paul-de-Vence, où l’artiste s’installe en 1966. Ces lieux sont synonymes de rencontres et de collaborations lorsque Chagall aborde d’autres pratiques artistiques, ce qui transcende une vision très personnelle de l’atelier.
Les œuvres représentant son atelier permettent de mettre en lumière sa fonction et le rôle spécifique que lui assigne l’artiste. Chagall ne peint pas en plein air : « Je peignais à ma fenêtre, jamais je ne me promenais dans la rue avec ma boîte de couleurs », affirme-t-il dans Ma vie3. L’atelier est un lieu charnière, matérialisant la rencontre entre l’intérieur et l’extérieur, cristallisée par la fenêtre. De la même manière que l’autoportrait, ces représentations de l’atelier témoignent de la réflexion de Chagall sur son statut d’artiste, telle une fenêtre sur son monde.
1 Manuel Charpy, « Les ateliers d’artistes et leurs voisinages. Espaces et scènes urbaines des modes bourgeoises à Paris entre 1830-1914 », Histoire urbaine, vol. 26, n° 3, 2009, p. 43-68.
2 Ibid.
3 Marc Chagall, Ma vie, Paris, réédition Stock, 1983, p. 166, in Élisabeth Pacoud-Rème, « Chagall, fenêtres sur l’œuvre », in Chagall, un peintre à la fenêtre (cat. exp., Nice, Musée national Marc Chagall, 25 juin-13 octobre 2008, Münster, Graphikmuseum Pablo Picasso Münster, 13 novembre-4 mars 2009), Paris, Réunion des musées nationaux, 2008, p. 33.
Œuvre de jeunesse incontournable, La Mort fut exposée pour la première fois en 1910, parmi les travaux des autres élèves de l’école Zvantseva à Saint-Pétersbourg. Cette manifestation, organisée par la revue Apollon (1909-1917), fut un tournant important dans l’affirmation des nouvelles recherches artistiques, au grand dam des tenants de l’art académique, qui ne manquèrent pas d’exprimer leur hostilité – à l’exemple du peintre Ilya Répine1. Le thème du tableau, qui apparut à Chagall un jour « dans le ciel […] totalement composé2 », reprend les codes de la mise en scène théâtrale. Avec des personnages à la fois interdépendants et contraires, « chacun d’eux n’[étant] qu’un mot dans une phrase poétique complexe3 », l’œuvre échappe à toute interprétation symbolique figée. Sous un ciel couleur soufre, un cadavre, entouré de six cierges allumés en guise de cérémonie funéraire, gît sur une terre noire qui fait le lien entre le monde des vivants et celui des défunts, et dans laquelle il s’apprête à retourner. Sur le toit d’une maison, à gauche, comme placé au-dessus de la tragédie humaine, un homme joue du violon, tel un chantre des mystères de l’univers. Une femme en sanglots, les bras levés au ciel, à l’instar d’une pleureuse de la tragédie antique, évoque, elle, l’ébranlement produit par la mort. En écho à celle-ci, un personnage, à droite, s’efforce de déserter la scène, en laissant choir au passage des pots de fleurs. En contraste avec ce monde en déséquilibre, un balayeur, au centre, absorbé par sa tâche routinière, semble, lui, renvoyer à la nécessité du détachement face à l’absurdité de la mort. Attaché à cette composition, Chagall créa deux autres variantes de l’œuvre, celle de 1911, plus dynamique et plus cubisante, aujourd’hui disparue, et celle de 1923, conservée au musée d’Art et d’Histoire de Genève. Avec Le Mariage (1909) et La Naissance (1910), La Mort forme une trilogie saisissante sur le cycle de la vie.
S.G.