Politique

L’œuvre de Marc Chagall, dont la vie fut marquée par une révolution, deux guerres et un exil, manifeste de multiples facettes d’un engagement et d’une conscience politique à contre-courant de l’image candide associée parfois à sa création. Après un séjour de trois ans en France, le début de la Première Guerre mondiale surprend l’artiste en Russie où il est contraint de rester. Témoin sensible des événements funestes, il entreprend alors l’examen de la réalité, avec distance et précision, à travers une série de dessins monochromes aux traits calligraphiques à l’encre de Chine et au crayon. Des soldats blessés, des infirmières, des vieillards délaissés et des familles en deuil occupent de nombreuses œuvres réalisées entre 1914 et 1916 (Le Soldat blessé, 1914, Couple de paysans ou Départ pour la guerre, 1914). 
La ferveur révolutionnaire s’empare du jeune Chagall, nommé commissaire aux beaux-arts dans la ville de Vitebsk et sa province par l’influent dirigeant du Narkompros (commissariat du peuple à l’instruction publique) Anatoli Lounatcharski, son ancienne connaissance de la Ruche. En se réappropriant la rhétorique de l’époque, Chagall s’efforce de penser l’art révolutionnaire et de le mettre en pratique : « Et s’il est vrai que ce n’est que maintenant [que l’humanité a pris le chemin de la dernière révolution] que l’on peut parler de l’Humanité avec une majuscule, l’art également, et plus encore, peut s’écrire avec une majuscule seulement s’il est révolutionnaire dans son essence. » De cette période datent les œuvres aériennes chantant la révolution (Paix aux chaumières – guerre aux palais, 1918, En avant, 1918).
De l’enthousiasme au désenchantement suite aux mutations du régime soviétique, le peintre quitte la Russie pour Berlin en 1922, et s’installe en France à compter de septembre 1923. L’invasion de la France par les nazis oblige Chagall à se replier au sud de la Loire. Il achète une ancienne école catholique pour filles à Gordes en mai 1940. D’origine juive, classé parmi les artistes dits « dégénérés » par les nazis, le peintre doublement stigmatisé s’exilera aux États-Unis jusqu’en 1948. Apparu dans son œuvre dès 1908, le sujet de la crucifixion de Jésus, symbole, entre autres, des persécutions ancestrales à l’encontre du peuple juif, resurgit peu avant la Seconde Guerre mondiale. Le Christ en prophète juif est représenté dans des compositions complexes, où se déclinent des scènes de pogrom, de combat et d’exode (Crucifixion blanche, 1938, Résistance, 1937-48, Obsession, 1943, L’Exode, 1952-66), comme pour figurer une suite de tragédies de l’histoire humaine vouées à se perpétuer éternellement.

L’atelier d’artiste est un thème récurrent de l’histoire de l’art, qu’il soit dessiné, peint ou photographié. Ce lieu fascine en tant que berceau du geste créateur, vision romantique de l’atelier héritée du XIXe siècle. Durant ce siècle, un véritable mythe se construit autour de la figure de l’artiste, admiré, qui devient « prescripteur de goût1 » pour la bourgeoisie et les bohèmes s’inspirant de son mode de vie, souvent fantasmé. Au début du XXe siècle, l’atelier devient alors un modèle architectural à Paris, inspirant de nouvelles constructions illuminées par de grandes verrières et une belle hauteur sous plafond, dans lesquelles la décoration poursuit cette recherche de la « vie bohème », créée par des mises en scène et des accumulations d’objets plus ou moins luxueux2. Plus tard, l’atelier de Chagall perpétue cette image et s’inscrit dans cette représentation mentale collective. Des photographies provenant des Archives Marc et Ida Chagall et les représentations de l’atelier permettent d’entrevoir l’atmosphère de ces espaces de création. Ces lieux sont en effet pluriels, suivant les nombreuses installations du peintre en Russie, en France, en Allemagne et en exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet espace de l’atelier, prenant de l’ampleur, a suivi l’évolution du statut social et de la reconnaissance de Chagall en tant qu’artiste, de son séjour à la Ruche de 1912 à 1914, une cité d’ateliers-logements du quartier de Vaugirard, jusqu’à la construction de la villa La Colline à Saint-Paul-de-Vence, où l’artiste s’installe en 1966. Ces lieux sont synonymes de rencontres et de collaborations lorsque Chagall aborde d’autres pratiques artistiques, ce qui transcende une vision très personnelle de l’atelier.

Les œuvres représentant son atelier permettent de mettre en lumière sa fonction et le rôle spécifique que lui assigne l’artiste. Chagall ne peint pas en plein air : « Je peignais à ma fenêtre, jamais je ne me promenais dans la rue avec ma boîte de couleurs », affirme-t-il dans Ma vie3. L’atelier est un lieu charnière, matérialisant la rencontre entre l’intérieur et l’extérieur, cristallisée par la fenêtre. De la même manière que l’autoportrait, ces représentations de l’atelier témoignent de la réflexion de Chagall sur son statut d’artiste, telle une fenêtre sur son monde.

1 Manuel Charpy, « Les ateliers d’artistes et leurs voisinages. Espaces et scènes urbaines des modes bourgeoises à Paris entre 1830-1914 », Histoire urbaine, vol. 26, n° 3, 2009, p. 43-68.

2 Ibid.

3 Marc Chagall, Ma vie, Paris, réédition Stock, 1983, p. 166, in Élisabeth Pacoud-Rème, « Chagall, fenêtres sur l’œuvre », in Chagall, un peintre à la fenêtre (cat. exp., Nice, Musée national Marc Chagall, 25 juin-13 octobre 2008, Münster, Graphikmuseum Pablo Picasso Münster, 13 novembre-4 mars 2009), Paris, Réunion des musées nationaux, 2008, p. 33.