Coulée en bronze en deux exemplaires, à partir d’une sculpture en plâtre sur une armature en métal, La Bête fantastique est la sculpture la plus fréquemment exposée de Chagall. Les tirages en bronze sont réalisés avec la technique de la fonte à la cire perdue. Le modèle en cire de la sculpture, confectionné à partir de la pièce en plâtre, se voit enveloppé d’un moule en matière réfractaire, terre ou ciment, qui occupe son extérieur et son intérieur. Le métal prendra ensuite la place de la cire qui s’écoulera sous l’effet de la chaleur par des entonnoirs et des conduits à la matière et à l’air, placés au préalable sur le modèle en cire. Enfin, l’exemplaire en bronze est débarrassé de son moule avant d’être ébarbé, poli et éventuellement couvert de patine.
Tantôt âne, tantôt cheval, voire félin, le quadrupède avance d’un pas souple, figé dans son élan. Il transporte sur son flanc droit un couple enlacé, à jamais fusionné avec l’animal dont la queue est faite de végétation délicate. L’être fantastique prend forme, tire sa contenance de l’univers pictural chagallien. Dès les années parisiennes et tout au long des décennies suivantes, son œuvre est peuplé d’une multitude d’hybridations : l’homme à la tête de taureau (Dédié à ma fiancée (1911)), le chat au visage humain (Paris par la fenêtre ou Paris à travers la fenêtre (1913)), l’homme-tour Eiffel (Bonjour Paris (1939 - 1942)), le peintre bicéphale avec une tête humaine et celle d’un âne au-dessus duquel plane une pendule ailée (Autoportrait à la pendule (1947)), la Femme-coq au-dessus de Paris (La femme-oiseau ou La femme-coq (1956 - 1967))… Le peintre, mû par le désir de créer une réalité nouvelle, offre au regard un chaos anatomique, un merveilleux spectacle de l’impossible.
Dans ce monde insolite, La Bête fantastique sculptée – digression identitaire, hybridation complexe entre l’humain, l’animal et le végétal – semble, au contraire, harmonieuse et emplie de gravité. La vigilance de la bête contraste avec la sérénité du couple insouciant, lové contre son flanc. L’œuvre pictural de Chagall reprend maintes fois ce motif des amoureux flottant dans les nuées. On retrouve notamment une composition similaire dans Série de Paris : La Bastille (1953), où le couple est associé à une grande vache rouge. Dans La Bête fantastique, l’animal migrant et protecteur est une figure du voyage – une allégorie de la pérégrination et de l’identité composite –, faisant ainsi écho à la vie de l’artiste ponctuée de deux guerres mondiales, et marquée par l’immigration et l’exil. Création atemporelle, cette sculpture peut également être perçue comme une représentation de la bienveillance et de la sagesse émanant du vivant, transcendée par un sentiment d’humilité et de fascination devant les lois de la nature propre à l’univers mental russe, de l’époque médiévale aux déclinaisons de paysages du XIXe et du début du XXe siècle. « C’est lorsqu’il est en minorité devant la nature que l’artiste a le plus de chance avec lui s’il est soumis » (Marc Chagall).