«Quelle merveilleuse époque que la nôtre où les plus grands peintres aiment à devenir céramistes et potiers1», écrit Gaston Bachelard en 1952, à propos des céramiques de Marc Chagall. Dans les années 1950, nombreux sont les artistes qui, installés dans le sud de la France, s’adonnent à la céramique. Dans la région de Vallauris, des traces d’une «transformation de la terre en objet utilitaire» remontent au Néolithique2. La terre réfractaire3 de la ville que l’on nomme Vallis Aurea (vallée d’or) depuis le haut Moyen Âge4 permet le développement de la poterie dès le XVIe siècle (et plus particulièrement aux XVIIe et XVIIIe siècles5). Cette terre attire artistes et artisans qui lui donnent un nouvel élan. Parmi eux, Suzanne et Georges Ramié fondent l’atelier Madoura. Suzanne Ramié, née Douly (1905-1974), diplômée de l’École des beaux-arts de Lyon puis dessinatrice textile, s’installe à Vallauris et se forme à la technique de la céramique auprès de Jean-Baptiste Chiapello. En 1938, elle loue une fabrique désaffectée consacrée à la poterie culinaire à une famille de potiers, les Foucard-Jourdan6. Jules Agard, tourneur, lui apporte son aide. Georges Ramié, qui gérait à Théoule une « entreprise d’arboriculture », rejoint son épouse en 19407. Ils créent ensemble le nom «Madoura», empruntant les premières lettres des mots «Maison Douly Ramié8». L’atelier Madoura devient ainsi un lieu incontournable de la production de céramiques et reçoit de nombreux artistes désireux de s’essayer à cette technique ancestrale.
Après sa création, l’atelier s’agrandit mais conserve une taille humaine, comptant au fil des années environ six à sept personnes9. Le premier collaborateur de l’atelier, Jules Agard, ancien apprenti tourneur à la Maison Jérôme Massier, devient en 1939 tourneur de forme auprès de Suzanne Ramié, et ce, jusqu’en 197010. Il fut le tourneur de Picasso mais également d’autres artistes qui collaborent avec l’atelier, à l’instar de Chagall, tournant les pièces d’après leurs esquisses et croquis11. En 1948, l’essor de l’activité de l’atelier Madoura nécessite l’aide de Jean Derval12. Arrivé à Vallauris en 1948, il travaille chez Robert Picault et Roger Capron13 puis à l’atelier Madoura14, en tant que graphiste15. Employé chez Madoura jusqu’en 195216 (puis remplacé par Raymond Legrand17), il prend part à l’élaboration d’ un «répertoire de formes» influencé par la Méditerranée, une «Antiquité revisitée, l’Asie centrale, l’art précolombien » ou encore des «inspirations naturalistes18». En 1953, Yvan Oreggia rejoint l’atelier, puis c’est au tour de Dominique Sassi.
André Verdet, poète et créateur de céramiques à l’atelier, rend hommage à son amie Suzanne Ramié en 1974, à travers un texte où il évoque le travail d’équipe à l’atelier: «Madoura, c’est encore le blason d’un Atelier où la belle notion sociale d’équipe et de communauté s’établit et s’active dans des rapports humains soumis, quotidiennement, à l’épreuve de travaux où chacun des exécutants tient à cœur d’être au diapason des autres. Avec le constant souci du produit supérieur et le seul objectif du dépassement de soi, de telle sorte que chaque fin de journée apporte à tous, sans réserve, la satisfaction de l’accomplissement dans l’union19.» Ainsi, il ressort de ce témoignage le goût pour le travail réalisé allié à une cohésion certaine.
En 1940, le contexte de la guerre et la présence des troupes italiennes dans le sud-est de la France entraînent le départ de Suzanne Ramié à Lyon avant son retour à Vallauris lorsque les conditions le permettent20. Durant cette période, les Ramié entretiennent une solidarité envers les artistes installés en zone libre en partageant des repas21. Suzanne Ramié est la figure de proue de l’atelier. Renée Moutard-Uldry la nomme d’ailleurs «Madoura» dans un article de 195822. Ses créations rencontrent un succès confirmé par la réception d’une médaille d’or à l’«exposition artisanale à Nice» dès 1942 «sous l’égide des Arts et Traditions populaires23». En juillet 1946, l’atelier Madoura participe à la «première exposition d’après-guerre24» de poteries, organisée dans le hall du Nérolium à Vallauris, puis aux éditions suivantes25. Lors de cette exposition, Picasso, invité à Vallauris par l’artiste Giovanni Leonardi, s’intéresse aux pièces Madoura et rencontre Suzanne Ramié26. Il réalise quelques essais à l’atelier et y retourne un an plus tard27. Ainsi commence une très riche collaboration qui participe à la renommée du lieu.
Picasso, assisté notamment de Jules Agard, Yvan Oreggia et Dominique Sassi, crée de nombreux croquis, des pièces originales mais également des éditions. L’artiste mêle des formes zoomorphes et anthropomorphes, comme sur un vase intitulé Gros oiseau visage noir (1951, tiré à 25 exemplaires numérotés) (fig 1). Yvan Oreggia se souvient en ces termes de ce travail : «J’ai eu la chance d’avoir de bonnes mains mais je sais maintenant que j’ai recopié le meilleur et que nous sommes seulement trois, madame Ramié, moi et plus tard Dominique Sassi, à avoir vécu cette formidable expérience avec Jules Agard qui était le tourneur et Jean Ramié l’enfourneur.28»
D’autres artistes viennent à leur tour y travailler. En 1961, la galerie Madoura rend hommage à ces collaborations à travers une exposition intitulée Pléiade, comptant des œuvres de vingt artistes dont Picasso, Chagall, Brauner et Matisse. Matisse crée une dizaine d’assiettes à l’atelier Madoura en 1948, à l’instar d’un Plat (1948, musée de Faenza29) figurant une «tête de femme30». Marc Chagall, quant à lui, y travaille sûrement à partir de 1951, comme en atteste la célèbre photographie montrant Chagall et Picasso à l’atelier31(fig.2).
Chagall, qui s’essaie également à la sculpture, est confronté à la «tentation de la troisième dimension32», souhaite «user de cette terre comme les vieux artisans33» et crée de nombreux plats, vases et pièces de forme comme les Grands personnages (1962)(fig.3). De son côté, Brauner, qui fréquente les artistes installés dans la région tels qu’Anton Prinner, découvre lui aussi la céramique et éprouve de la joie à travailler à l’atelier Madoura en 1953: «Quelle curieuse expérience pour un peintre! On travaille à un tableau avec angoisse. Ici, on travaille avec joie34 […].» Il y réalise une production plus restreinte que celle de Picasso35, constituée essentiellement d’assiettes, de plats (à l’instar d’un Plat oiseau, 28 avril 1953, conservé au musée Magnelli, musée de la Céramique à Vallauris) (fig. 4), de pichets et plus rarement de pièces anthropomorphes36. Par ailleurs, la production de Suzanne Ramié se distingue de celle de Picasso et des artistes qui œuvrent à l’atelier. Une exposition hommage lui est consacrée en 197437, présentant quelques-unes de ses créations tantôt figuratives, tantôt abstraites, aux allures minimalistes, telles qu’un Oiseau, un Rapace ou une Forme structurée.
Dans ce lieu historique de production de céramiques, la terre est transformée pour devenir la matière d’œuvres singulières et empreintes du génie de leurs auteurs dans une atmosphère propice à la création. Ainsi, l’art et l’artisanat s’y rencontrent et donnent naissance à de nombreuses céramiques d’artistes qui ont participé à la postérité du lieu. L’atelier Madoura, conservé, est aujourd’hui la propriété de la communauté d’agglomération de Sophia Antipolis38, et qualifié de «lieu d’art, d’histoire et de création». Actuellement fermé pour travaux, ce lieu d’exposition conserve une collection de céramiques de Picasso et Suzanne Ramié39.