La Fuite en Égypte (1952) représente l’une des premières pièces de forme de Marc Chagall, dont la production s’étalera jusqu’en 1962, avec une brève reprise au début des années 1970. À compter de 1951, après avoir créé une centaine de plats aux motifs et aux décors variés, Marc Chagall s’approprie la troisième dimension à travers la sculpture, mais aussi la céramique dont il détourne prodigieusement les formes traditionnelles de la poterie utilitaire et décorative. Voient alors le jour des « vases sculptures », des pièces uniques en volume produites à l’atelier Madoura, dont la diversité des motifs et des traitements dévoile une curiosité insatiable et un attachement profond pour ce nouveau médium.
Les motifs bibliques ayant davantage convoqué la forme du plat dans le corpus céramique de Chagall, La Fuite en Égypte est une des rares pièces de forme puisant son sujet dans l’Ancien Testament. Thème iconographique majeur de l’art chrétien occidental et métaphore de l’exil, la « Fuite en Égypte » apparaît pour la première fois chez Chagall dans une peinture de 1944, en écho immédiat au destin tragique des juifs en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de resurgir sur une plaque en terre chamottée en 1951. Le motif est également traité en sculpture de marbre en 1968-1969 et décliné en peinture à plusieurs reprises, dans les années 1970. Par le choix de ce thème, Chagall se place dans la continuité des maîtres anciens qu’il a tant admirés, comme Albrecht Dürer, Vittore Carpaccio, Titien ou Nicolas Poussin, sans se départir d’une lecture aussi originale qu’intime de l’histoire sainte.
Prenant comme forme source une cruche à large panse, l’artiste met la pièce en mouvement, en pressant le volume central du côté de l’anse et en faisant bomber la partie opposée. Les courbes sinueuses ainsi créées accueillent la Sainte Famille en fuite vers l’Égypte pour sauver l’Enfant Jésus du massacre ordonné par le roi Hérode. La composition de cette pièce, dont l’esquisse au pastel a été transposée avec peu de modifications, exclut le personnage de Joseph, laissant place à la figure maternelle de la Vierge à l’Enfant traitée en volume et accompagnée d’un âne protecteur, animal-totem de l’artiste. Une maisonnette traditionnelle russe gravée décore la pièce de l’autre côté, tel un abri tant espéré après la voie de l’exil. Les techniques de l’incision et de la gravure au couteau et à la pointe sèche, très présentes sur les pièces de forme de Chagall, sont ici associées à la matité de la surface. Le col, qui n’est pas sans rappeler la céramique polylobée médiévale, semble se déployer comme une corolle, avec de larges pétales ouverts, dont la nature organique renvoie à une forme de vitalité. La forme du vase permet, en outre, un mouvement circulaire panoramique, créant une véritable figure du chemin perpétuel se déployant dans l’espace et dans le temps. La terre brute laissée en réserve, évoquant la terre foulée et la terre retrouvée, participe à la richesse symbolique de ce vase qui « n’est plus asservi à sa fonctionnalité de contenant, mais accède au statut d’être plastique autonome1 ».