Histoire d'une découpe. D'un tableau monumental à un "triptyque", entre la France et les États-Unis (1937-1952).

05/02/2025 - 

Eva Belgherbi

Cet article retrace l'histoire des trois tableaux "Résistance" (1937-1948), "Résurrection" (1937-1948) et "Libération" (1937-1952), conservés au musée national Marc Chagall de Nice (dépôts du musée national d'art moderne), issus d’une toile à présent disparue, "Révolution" (1937-1943). Leur iconographie a fait l’objet de travaux de recherche, notamment ceux menés par Franz Meyer au début des années 1960 pour l’écriture de son livre "Marc Chagall" (Paris, Flammarion, 1964), et par Sylvie Forestier en 1990 ("Au cœur d’un chef d’œuvre : Résistance, Résurrection, Libération de Marc Chagall", Rennes, Éditions Ouest-France). Notre texte a pour objet d’analyser l’histoire de ces trois toiles et leur parcours entre la France et les États-Unis à l'aune des nouvelles recherches effectuées dans les Archives Marc et Ida Chagall.

Révolution

Le tableau Révolution (dont les dimensions varient entre 168 x 309 cm1 et 167,64 x 307,34 cm2) a été commencé en 1937 puis a été découpé en trois morceaux en 1943, date à partir de laquelle Chagall retravaille séparément les trois fragments3. Franz Meyer livre une analyse iconographique dans laquelle la politique joue un rôle déterminant en tant que clef de compréhension de Révolution – "l’interprétation de l’œuvre doit partir de l’opposition entre ses deux moitiés, c’est-à-dire de l’opposition entre la révolution politique et la révolution humaine et artistique que le peintre veut proclamer4". Avant d’être découpé, le tableau a été exposé en Belgique en 1938, en France en 1940, et aux États-Unis en 1942. 

Marc Chagall, La révolution fantastique (1er état), 1937-1941, huile sur toile, 167,64 x 307,34 cm. Photo Colten. Œuvre découpée.

Peindre et exposer Révolution

Bruxelles, 1938

Lettre de Robert Giron à Marc Chagall, 23 décembre 1937, Bruxelles. Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-2A-0162-014

D’après les échanges entre Chagall et Robert Giron5, secrétaire général de la Société auxiliaire des expositions du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Révolution a été exposée à Bruxelles, du 22 janvier au 13 février 1938, sous le titre La Révolution lors de l’exposition dédiée à Chagall qui présentait 62 œuvres datant des années 1930 à 19376.

En amont de l’exposition, la correspondance succincte entre le peintre et Giron renseigne sur l’importance de la présence de la toile monumentale à Bruxelles : "J’ai été particulièrement heureux de voir que ‘La Révolution’ figurait sur votre liste et que cette toile de toute première importance sera exposée à l’exposition7". Puis dans une lettre du 8 janvier 1938 on lit que Chagall a transmis des recommandations quant à l’emplacement de la toile puisque Giron lui écrit : "Je prends bonne note des détails que vous me donnez au sujet du châssis de ‘La Révolution’, et de la façon dont il faudra l’exposer8". Ces éléments permettent d’apporter des précisions quant à la création de Révolution. En effet, elle est mentionnée dans une lettre du 15 décembre 1937, dans laquelle Chagall explique qu’elle sera exposée à Bruxelles lorsqu’elle sera achevée, laissant ainsi supposer qu’elle était inachevée à cette date :

"Je travaille à présent au tableau ‘Révolution’ (dont vous avez vu une petite étude) ; le directeur du Palais des Beaux-Arts à Bruxelles l’a vu et a demandé cette peinture aussi (quand elle sera prête), avec les autres pour mon exposition qu’ils organisent le 15/I à Bruxelles9".

Dans le catalogue de l’exposition de Bruxelles, la toile Révolution porte le nº40 et est datée de 1937. Elle n’est pas reproduite et les dimensions manquent. Cependant, peu d’éléments nous sont parvenus quant à la réception critique de cette œuvre, dont nous n’avons pas trouvé de trace dans les coupures de presse conservées aux Archives Marc et Ida Chagall.    

Dans son ouvrage de 1964, Franz Meyer écrit à propos de Révolution : "En 1940, [Chagall] la considérait comme achevée mais il la détruisit ensuite10", et situe la découpe en trois parties à l’année de 194311. Il confirme ainsi qu’elle n’était pas achevée jusqu’en 1940, donc même pour l’exposition de Bruxelles, c’est son premier état qui était présenté. En l’absence de visuel de cette exposition il est difficile d’évaluer l’état de Révolution en 1938.    

Paris, 1940. Exposition à la galerie M.A.I.

Alexandre Benois, "Chagall, Œuvres récentes, à la galerie M.A.I.", in Cahiers d'Art, n°1-2, 1940. Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-1D-0003-107.

L’exposition qui s’est tenue à la galerie M.A.I., au 12 rue Bonaparte à Paris, du 26 janvier au 26 février 1940, comprend 30 numéros : 11 huiles, 4 dessins, et selon le catalogue les autres numéros sont des gouaches, pastels, huile-pastels, gouache-pastels. Ce sont des œuvres récentes, datées entre 1938 et 1939 pour la grande majorité. Dans son ouvrage de 1990, Sylvie Forestier écrit : "Yvonne Zervos à l’ouverture, en 1940 de la galerie M.A.I., expose [Révolution]. Mais sous le titre anodin de Composition. Le changement de titre est significatif des menaces qui commencent à peser sur son auteur12". En 2020, dans son essai "Chagall, Zervos et Cahiers d’Art", Chara Kolokytha explique la spécificité de cette exposition de 1940 :

"Chagall collabore une dernière fois avec les Zervos avant de fuir la France. En janvier 1940, l’exposition Chagall dans la Galerie MAI rencontre un énorme succès, attirant à son vernissage, selon les carnets d’Yvonne, presque sept cents visiteurs, malgré une période assez chaotique dans la vie artistique parisienne. Elle présente, entre autres, sa peinture ‘anti-guerre’ Révolution et sa célèbre Crucifixion blanche, qui souligne l’identité juive de Jésus en reliant son martyre aux persécutions des juifs de cette période13".

Les cahiers d’Yvonne Zervos consultés par nos soins à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou14 ne contiennent aucun élément de scénographie, ni de liste d’œuvres, ni de visuels de cette exposition Chagall. D’après Franz Meyer, le tableau a pourtant bien été exposé en 1940 à la galerie M.A.I. dans une salle cachée, accessible seulement à quelques personnes :

"En janvier 40 seulement, le peintre rapporta différents tableaux à Paris pour une exposition d’huiles et gouaches organisée par Yvonne Zervos à l’occasion de l’ouverture de la Galerie Mai. Dans une arrière-salle sous le titre neutre de Composition, était accrochée l’immense toile de la Révolution, comme un manifeste clandestin contre la guerre15".

Dans le catalogue de l’exposition, au nº2, figure effectivement une "Composition (huile)", mesurant 309 x 168 cm, datant de 1937-38. Les recherches dans les archives Marc et Ida Chagall révèlent que Marc Chagall a envoyé une invitation à Alexandre Benois datée du 17 janvier 1940 pour le convier à la galerie M.A.I. dans laquelle il précise bien qu’il expose parmi ses nouvelles toiles Révolution16. L’œuvre est citée sous ce titre dans la lettre adressée par Chagall. Benois est bien venu à la galerie M.A.I. puisque Cahiers d’Art publie son texte sur l’exposition Chagall, écrit en russe traduit en français dans son numéro nº1-2 de l’année 194017. Cependant, dans son texte il ne fait aucune mention de la toile Révolution (exposée sous le titre Composition)18. Cette absence est perceptible dans les articles qui paraissent dans les journaux évoquant l’exposition à cette époque : si elle avait été exposée aux yeux du grand public, et par conséquent des autorités en vigueur, cette toile ne serait passé inaperçue. L’œuvre qui se distingue et fait couler le plus d’encre est la Crucifixion blanche (conservée au Art Institute de Chicago depuis 1946), exposée sous le titre Le Christ, dont les dimensions (154,6 × 140 cm) impressionnent et le sujet interpelle19.  

Compte tenu du caractère politique de cette toile Révolution/Composition exposée dans un contexte de guerre, à Paris, sous le joug de l’occupation nazie, le choix de ne la montrer qu’à un cercle restreint de proches de Chagall tel Benois, explique aussi le silence des journaux. Révolution, même sous le titre Composition, n’apparait donc dans aucune coupure de presse consultée.   

Révolution et ses trois tableaux

Pierre Matisse Gallery, 1942

Catalogue de l'exposition Marc Chagall, Paintings - Gouaches à la Pierre Matisse Gallery, 13 octobre au 7 novembre 1942.

Chagall arrive aux États-Unis le 21 juin 194120 avec Bella (1895-1944) son épouse, rejoints plus tard par leur fille, Ida (1916-1994). Quelques mois plus tard est organisée à New York son importante exposition Retrospective Exhibition of Paintings and Gouaches from 1910 to 1941, à la Pierre Matisse Gallery, du 25 novembre au 13 décembre 194121, qui inaugure les débuts d’une étroite et fructueuse collaboration entre le peintre et le galeriste Pierre Matisse. Le catalogue de l’exposition nous informe sur les œuvres qui y ont été présentées, soit 13 huiles sur toile et 7 gouaches. Parmi elles, il n’y a pas de mention de la toile de Révolution.   

C’est en 1942 que la toile a été exposée sans doute pour la première et dernière fois avant découpage à la Pierre Matisse Gallery, lors de l’exposition Marc Chagall, Paintings, Gouaches (du 13 octobre au 7 novembre 1942), sous le "nº1, Révolution, 66 x 121 in., oil, 1937-4122". Lors de cette exposition sont montrés 3 tableaux peints en France entre 1937-1941, et 13 gouaches dont la majorité date d’avant l’exil américain, et 3 ont été peintes dans le Connecticut23. À ce jour nous n’avons pas repéré dans les coupures de presses conservées aux Archives Marc et Ida Chagall d’articles mentionnant Révolution lors de son exposition à la Pierre Matisse Gallery de 1942.  

Pourtant la toile a été vue à cette exposition de 1942. En témoigne une lettre datée du 7 novembre 1942, que Chagall adresse à la rédaction du Morgn Frayhayt, journal yiddish communiste de New York, édité par Pesach Novik (1891-1989), en réaction à un article publié dans ce journal à la suite de l’exposition Chagall à la Pierre Matisse Gallery. Cet article24 donnant à lire une critique positive du tableau Révolution, Chagall leur répond :    

"Je vous remercie de votre réponse à mon tableau ‘Révolution’, que j’ai réalisé presque pour le 25e anniversaire de la révolution soviétique. Je n’ai jamais été coupé de ma terre natale. Car mon art ne peut vivre sans elle et ne peut s’assimiler à aucun autre pays. Et maintenant que Paris - la capitale des arts plastiques, où tous les artistes du monde avaient pour coutume de se rendre - est morte, je me demande souvent : où suis-je ? J’adresse mes sincères salutations et mes vœux à mes grands amis et collègues soviétiques - écrivains et artistes, et les plus grands artistes encore - les héros de l’Armée rouge sur tous les fronts. J’espère, et je suis sûr, qu’ils peindront avec leur sang le meilleur et le plus beau ‘tableau’ de la révolution de la vie, que nous, simples artistes et simples citoyens, devrons observer, admirer et vivre dans sa lumière25".

Un autre indice permettant d’affirmer que cette toile était connue aux États-Unis réside dans une critique de l’exposition Chagall au MoMA en 1946, publiée dans le New Yorker, par Robert M. Coates qui se souvient de l’œuvre monumentale et déplore son absence sur les cimaises du musée. Il écrit à propos du choix des tableaux présentés pour sa période des années 1930 : "Mais [l’exposition] omet cependant un certain nombre d’œuvres atypiques, ‘invendables’, de la même époque, notamment sa grande ‘Révolution’ […]26".  

Cet extrait est insuffisant pour émettre l’hypothèse que la toile Révolution était encore entière en 1946, au moment où Coates écrit ces lignes, d’autant plus qu’en 1946, au MoMA, Révolution n’est pas exposée, pas plus que les trois tableaux Résistance, Résurrection, Libération. Cette retrospective de l'artiste au MoMA était d'ailleurs plus axée sur un côté supposé fantaisiste et folklorique de ses peintures, une lecture mettant de côté le caractère politique de son oeuvre tout en façonnant une réception particulièrement aseptisée et poétique de Chagall aux États-Unis. En témoigne le choix d'une œuvre consensuelle pour illustrer la couverture du catalogue de l'exposition du MoMA, Moi et le village de 1911.

En revanche, on peut supposer que le journaliste du New Yorker ait pu voir la Révolution en 1942 chez Pierre Matisse et qu’elle lui a laissé une forte impression, au point de formuler le regret de son absence lors de la première rétrospective majeure du peintre dans un musée aux États-Unis.

James Johnson Sweeney, Carl O. Schniewind et Hannah B. Muller, Marc Chagall, catalogue d'exposition, New York, MoMA, 1946, couverture.

En 2006, Benjamin Harshav signe un essai intitulé "Resistance, Resurrection, Liberation. Chagall’s American Masterpiece", dans le catalogue d’exposition Chagall, Exile in America and the Aleko, dans lequel il repère que Révolution a été exposée en 1942, mais commet une confusion : "Lors de la première exposition de Chagall à New York, un tableau intitulé 'La révolution' (1937-1941) était exposé en bonne place27". L’exposition de 1942 n’est pas la première exposition d’œuvres de Chagall organisée par la Pierre Matisse Gallery, puisque la première a eu lieu en 1941. Un peu plus importante que cette erreur de date, une erreur d’appréciation conduit Harshav à penser que Révolution qui est présentée à la Pierre Matisse Gallery en 1942 serait en réalité une esquisse pour un projet, qu’il lie aux persécutions des Juifs en Europe à cette époque :    

"Tel était le contexte de l’ambitieuse peinture à l’huile de Chagall intitulée La Révolution (1937-1941), qui devait servir de modèle à une grande fresque murale. Mais il n’y avait pas de mécène pour payer une telle fresque. Cinq ans plus tard, en octobre 1942, l’esquisse La Révolution était une pièce maîtresse de l’exposition Chagall à la galerie Pierre Matisse en octobre-novembre 1942 à New York (il l’avait apparemment achevée pour cette exposition). Pourtant, la révolution communiste ne suscitait aucun intérêt en Amérique, bien que l’Union soviétique soit un allié américain28".

D’après Harshav, la Révolution exposée chez Pierre Matisse en 1942, serait "un projet pour une œuvre murale majeure" ("blueprint for a major mural"). Nous réfutons cette affirmation puisque dans le catalogue de l’exposition de la Pierre Matisse Gallery en 1942, les dimensions ne permettent aucun doute : il s’agit bien de la peinture Révolution, qui sera ensuite découpée. Benjamin Harshav ne cite dans son texte aucune source qui permettrait d’appuyer cette hypothèse que Révolution eut été un projet pour un décor mural. On retrouve cette idée d’un grand décor dans une lettre datée du 1er juin 1948 de Virginia Haggard, compagne de l'artiste à cette époque, adressée à Ida Chagall, alors qu’elles planifient le retour en France :     

"Il est possible que Madame Anshen tachera de trouver des murals pour ton père, une chose que [sic] devient une obsession chez lui. Il a tellement envie de couvrir des grands murs. Il vient de finir les trois morceaux coupés de la grande révolution. Ils sont merveilleux29".      

C’est une des premières occurrences de la mention des trois tableaux issus de la toile Révolution qui dans la lettre de Virginia Haggard ne portent pas encore les titres Résistance, Résurrection, Libération. Il n’y a en tout cas dans aucune source consultée d’autre mention de cet hypothétique projet de grand décor. Aucun élément à notre connaissance ne laisse supposer que Révolution était un projet pour une fresque murale.   

Si l’on s’en tient aux faits, de ce que l’on apprend dans les catalogues de la Pierre Matisse Gallery, c’est que Révolution a été exposée pour la dernière fois en 1942 à la Pierre Matisse Gallery, puis en 1948 les trois tableaux connus de nos jours sous les titres Résistance, Résurrection et Libération sont exposés pour la première fois à la Pierre Matisse Gallery. On peut en déduire que Révolution a été découpée entre 1942 et 1948, en l’état des sources actuelles, sans pouvoir préciser davantage la date exacte30

À ce jour, rien dans la documentation sur l'artiste ni dans les archives ne permet d'affirmer que Chagall ait amorcé les trois tableaux en même temps. Il a sans doute procédé à de nombreux allers retours entre Résistance et Résurrection qui fonctionnent ensemble. Cependant, l'artiste n'avait pas de vision globale pour les trois tableaux qu'il a travaillé au rythme des évènements historiques qu'il traversait pendant leur réalisation. Les trois toiles sont conçues de manière individuelle et complémentaire.

Les trois tableaux : Résistance, Résurrection, Libération

Marc Chagall, Résistance, 1937-1948, huile sur toile, 168 x 103 cm, musée national d'art moderne, Paris, AM 1988-73, dépôt au musée national Marc Chagall, Nice.
Marc Chagall, Résurrection, 1937-1948, huile sur toile, 168,30 x 107,70 cm, musée national d'art moderne, Paris, AM 19888-71, en dépôt au musée national Marc Chagall, Nice.
Marc Chagall, Libération, 1937-1952, huile sur toile, 168 x 88 cm, musée national d'art moderne, Paris, AM 1988-72, en dépôt au musée national Marc Chagall, Nice.

En croisant différentes sources on peut reconstituer les étapes de la création de ces trois tableaux qui se situe entre août 1948, lorsque Chagall quitte son atelier de High Falls pour revenir en France, et novembre 1948, à l’ouverture de l’exposition à la Pierre Matisse Gallery. Avant l’exposition de novembre 1948, la lettre de Virginia Haggard citée plus haut, datée du 1er juin 1948 témoigne du fait que Chagall avait déjà découpé à l’époque les trois tableaux à partir de Révolution. Leurs titres étaient alors Hatikva (souvent écrit par Pierre Matisse avec une coquille, ce qui donne "Natikva" [sic] sur certains documents), Resistance et Ghetto. Grâce à la liste établie par Bernard J. Reis, mécène et collectionneur new yorkais rencontré aux États-Unis, des œuvres présentes à la Pierre Matisse Gallery à New York au 30 septembre 1948, on peut repérer les trois tableaux. Le document est annoté par Ida le 24 mars 1949 afin de pointer les œuvres expédiées en France en juin 1950. L’archive se présente de la façon suivante 

Matisse Number

Description

Chagall Number

Size

Measurements

Price in dollar

1859

Natikva

307

100

-

5, 228

1906

Resistance

318

100

-

5, 228

1907

Ghetto

319

100

-

5, 228

Ce sont les mêmes informations que l’on retrouve sur un document de Catherine Viviano de la Pierre Matisse Gallery daté du 11 octobre 1948, avec le même système de notation de Pierre Matisse et Marc Chagall : "Cher Mr. Chagall, Nous avons reçu de vous les tableaux suivants aux mois de juin et août 194831" :

307

C-1859

Natikva (panel)

oil

100

5, 228

318

C-1906

Resistance (panel)

oil

100

5, 228

319

C-1907

Ghetto (panel)

oil

100

5, 228

On apprend donc que ces trois tableaux étaient chez Pierre Matisse aux mois de juin ou août 1948. Chagall et Virginia Haggard partent de New York en bateau le 17 août 1948 pour rentrer en France, et s’installent à Orgeval. Les trois tableaux restent à New York et ne repartent en France qu’en 1950 dans une cargaison importante d'autres tableaux de Chagall, opération organisée par sa fille Ida. Arrivé en France au mois d’août 1948, Chagall écrit en septembre à Pierre Matisse une lettre dans laquelle il évoque la prochaine exposition de la Pierre Matisse Gallery prévue pour novembre 1948 et confie ses inquiétudes quant à ces trois tableaux :     

"Virginia vous a écrit. J’écris mal, mais pourtant, je dois vous envoyer quelques mots car je sens que vous allez faire mon exposition et je suis inquiet comme toujours. Je sais combien vous organisez magnifiquement les expositions et je connais votre affection. Je pense à ce grand tableau, la Crucifixion (en rouge) de la série des trois grands tableaux. Je sens que je dois le retravailler - je n’en suis pas satisfait. Mais les deux autres (le soleil et la crucifixion blanche) sont mieux32".      

On remarque que Chagall exprime son profond regret de ne pas avoir ces trois tableaux (restés à New York) avec lui en France afin de les retravailler. Il écrit son insatisfaction envers sa toile "Crucifixion (en rouge)", que l’on peut identifier comme étant Résistance. On peut aussi émettre l’hypothèse que "le soleil" pourrait être Libération, et "crucifixion blanche", la toile Résurrection, si l’on se base sur des descriptions formelles des couleurs.     

L’exposition de novembre 1948 à la Pierre Matisse Gallery

Catalogue d'exposition, Marc Chagall, Paintings, gouaches, du 13 octobre au 7 novembre 1948, Pierre Matisse Gallery, New York.

Dans le catalogue de l’exposition Marc Chagall qui se tient du 2 novembre au 27 novembre 1948 à la Pierre Matisse Gallery à New York, apparaissent les trois tableaux issus de la toile Révolution sous les numéros et titres suivants :

  • 6. Natikva [sic]. 66 x 34 ¼
  • 7. Ghetto. 66 x 40 ½
  • 8. Crucifixion. 66 x 42 ½

Les dimensions des numéros 7 et du 8 ont sans doute été échangées ou modifiées ultérieurement. On propose d’identifier sous ces titres contemporains :

  • "6. Natikva [sic]. 66 x 34 ¼" : Libération
  • "7. Ghetto. 66 x 40 ½" : Résurrection
  • "8. Crucifixion. 66 x 42 ½" : Résistance

Il n’y a, à ce jour, pas de visuel ni de photographie de cette exposition de 1948. Cette identification s’appuie sur des lettres de Pierre Matisse à Chagall, envoyées durant le mois de novembre 1948. Dans un autre courrier, il répond au souhait de Chagall de faire acheter "deux panneaux" par le musée de Tel-Aviv et d’offrir le troisième au même musée :

"[…] Je n’ai pas pu accrocher les trois panneaux ensembles [sic] car le rouge ne se balançait pas très bien avec le jaune, avec la crucifixion au milieu, mais l’ensemble est très beau. […] Stern m’a parlé du projet de faire acheter les deux panneaux pour le musée de Tel-Aviv et votre désir de donner le troisième. Il semble que ce projet soit un peu confus à cause de plusieurs personnalités qui voudraient s’en mêler. Mais j’ai entendu de plusieurs côtés et notamment de M. Lewishon [sic]33 que les personnalités de Tel-Aviv, juives orthodoxes, verraient avec difficultés ce genre de sujet entrer au musée. Les Crucifixions sont particulièrement visées de sortes que je ne sais pas ce qu’on pourra faire de ce côté. Pour chaque année d’après notre contrat vous devriez recevoir $5228. Si vous en donnez un cela ferait un total de $10.456. Pour ma part je dois avoir une commission tout au moins de 20%. Stern voudrait savoir ce que vous pourriez faire comme prix spécial comme vous le lui aviez promis. Voulez-vous me répondre à ce sujet34".

Dans cette même lettre, Pierre Matisse précise : "n’ayant pas très bien déchiffrer [sic] le titre de Hatikva il s’est produit une erreur dans le catalogue que je regrette beaucoup mais nous faisons le nécessaire pour le rectifier35".

Lettre de Pierre Matisse à Marc Chagall, 7 novembre 1948, New York, Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-2A-0044-105.

Il y a bien une coquille dans le titre Haktiva (qui devient en effet dans le catalogue "Natikva" [sic]) et les trois tableaux n’ont pas été accrochés côte à côte dans l’exposition de 1948. Ensuite, concernant le destin de ces œuvres, Chagall a apparemment émis le souhait de vendre au musée de Tel-Aviv deux de ces toiles et d’en donner une, sans qu’on puisse identifier lesquelles feraient l’objet d’une transaction financière et celle qui serait un don. Pierre Matisse ne souhaitait pas voir ce projet aboutir : il évoque un risque quant aux représentations de crucifixions qui seraient un sujet sensible pour un musée juif, mais il semble surtout préoccupé par la perte de contrôle commercial et réaliser qu'il n'est plus exclusivement responsable de toute les négociations autour de Chagall. Son pouvoir s'effritant, il ne manque pas de rappeler à Chagall ses engagements contractuels qui le lient à sa galerie. Dans une lettre du 15 novembre 1948, Pierre Matisse insiste et précise :    

"Ce dont je voudrais vous entretenir c’est des trois panneaux que vous avez dédiés à Israël. Plusieurs personnes dont Lewishorn [sic], juifs sinon orthodoxes, au moins au courant des rigueurs de la religion juive m’ont dit que jamais ces tableaux ne pourront être acceptés à Tel-Aviv, à cause des Crucifixions qui choqueraient les groupes religieux de là-bas. Je me suis bien renseigné et l’opinion est unanime. D’autre part une dame qui fait partie du musée de Northampton où se trouve le Smith College (elle est trustee du musée) aime beaucoup le tableau et demande si vous ne feriez pas une exception et consentiriez à le vendre. Étant donné le peu de chance de réussir à faire entrer ces trois tableaux au musée de Tel Aviv et que d’autant vous n’avez pas fini le rouge. Je serais tout à fait d’avis d’essayer de faire rentrer cette toile (celle qui s’appelle Hatikva) au musée de Northampton. Étant donné la situation générale il serait dommage de laisser passer une telle occasion. Trois tableaux étaient déjà réservés mais les ventes ont été annulées à cause de la vente Hishorn et nous ne savons pas ce que cette crise va durer – je vous demande donc mon cher Marc de prendre une décision et de me câbler le plus tôt possible, afin de ne pas laisser refroidir l’affaire. La situation est des plus sérieuse et il est préférable de ne pas trop s’égarer dans des projets aussi incertains qui dépendent surtout d’une coopération publique, puisqu’il faudrait trouver l’argent pour deux panneaux, ce qui, en ce moment, est bien aléatoire. Réfléchissez bien et câblez moi le plus tôt possible. Toute la 57e rue est sur les dents les affaires sont arrêtées nettement36".

Dans un contexte d’après-guerre austère sur le plan économique, Pierre Matisse propose ici une alternative au plan initial de Chagall avec un projet d’acquisition (qui ne se fera pas) par le musée de Northampton. La mention "d’autant vous n’avez pas fini le rouge" renvoie sans doute à la lettre écrite depuis Orgeval citée plus haut dans laquelle l’artiste confiait ses doutes sur le tableau rouge (peut-être Résistance). Il est important de noter que Pierre Matisse emploie les termes "panneaux dédiés à Israël". C’est une formule que l’on retrouve dans une lettre de Chagall, écrite en yiddish à la fin de l’année 1948, adressée au poète Abraham Sutzkever dans laquelle il se réjouit d’apprendre la création de la revue Di Goldene Keyt :

"Je suis heureux qu’une revue yiddish soit publiée en Israël. Je vous remercie de m’avoir invité à y participer. Très volontiers. […] En attendant, je vous envoie un poème (écrit par hasard en russe lors de ma première visite à Paris après la guerre - 1946. Je ne retrouve pas ma traduction en yiddish, mais j’espère que vous la ferez mieux). Je vous envoie également une photo issue de la série 1948, consacrée à Israël : 1) ‘Ghetto’ ; 2) ‘Résistance’ ; 3) ‘HaTikva’ - je vous envoie la troisième. Je pense que vous devriez imprimer la photo en tant que frontispice, c’est-à-dire sur la page entière précédant le texte du journal - comme cela a été fait dans les collections Zamlbiker, éditées par Opatoshy et Leyvik, ou dans un autre de ses livres [d’Opatoshu]. J’aurai beaucoup de plaisir à lire votre journal et je vous souhaite beaucoup de bonheur37".

Dans cette lettre écrite en yiddish, Chagall reprend l’expression "série consacrée à Israël" et propose de faire reproduire Hatikva dans un numéro de Di Goldene Keyt, ce qui sera le cas38.

Dans une lettre à Chagall datée du 6 janvier 1949, le collectionneur américain Louis E. Stern partage son inquiétude quant à la nervosité de Pierre Matisse et soupçonne un souci d’ordre privé ou professionnel. Il désigne l’ensemble des trois tableaux vus en novembre 1948 par "triptyque" : "C’est pour cette raison que je n’ai eu aucune information sur les résultats de la récente exposition Chagall. En ce qui me concerne, j’ai trouvé le triptyque passionnant. Est-ce que Pierre vous a parlé des trois grandes peintures ?39". Peut-être Stern est il au courant du projet de Chagall de faire entrer les trois toiles au musée de Tel-Aviv et s’enquiert-il du destin de ces trois œuvres. C’est la première fois que le mot "triptyque" apparait dans la correspondance pour ces tableaux, alors que Chagall et Pierre Matisse les nomme "série dédiée/consacrée à Israël".   

Ces projets de dons et de vente des trois tableaux ne se concrétiseront pas : les œuvres restent en possession de Chagall jusqu’à son décès en 1985 et à partir de 1989, Résistance, Libération et Résurrection entrent par dation dans les collections nationales du musée d’art moderne. Elles sont depuis 1990 en dépôt au musée national Marc Chagall (anciennement musée national du Message Biblique Marc Chagall) à Nice.

Réception dans la presse

Emily G. Genauer, "Gravity Again Is Ignored in Chagall's Fantasies", New York World Telegram, 9 novembre 1948, n. p., Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC-1D-0001-069.

En ce qui concerne les sources pour étudier la réception de l’exposition de novembre 1948 à la Pierre Matisse Gallery, nous disposons de quelques coupures de presse. Les trois tableaux Crucifixion, Ghetto et Hatikva, attirent l’attention de plusieurs journalistes, d’autant plus qu’ils sont les plus grands formats de l’exposition parmi les 11 autres huiles et 6 gouaches exposées. Certains auteurs citant les œuvres reproduisent la coquille de Pierre Matisse dans le catalogue d’exposition où Hatikva devient par erreur Natikva [sic]. Le tableau Hatikva est reproduit en noir et blanc dans un article d'Emily Genauer pour le New York World Telegram mais l’on peut apercevoir qu’il s’agit d’un premier état : Chagall retravaille la peinture après l’exposition de 1948 à la Pierre Matisse Gallery, jusqu’en 1952. 

Le fait que les trois tableaux ne soient pas exposés côte à côte, mais comme des tableaux autonomes, crée des rapprochements avec les autres œuvres exposées, par leur sujet commun, comme le révèle Robert M. Coates dans The New Yorker :    

"Il y a quelques nouveaux sujets, notamment une grande Crucifixion dans laquelle la figure du Christ est représentée dans un décor russe plutôt symbolique, le tout teinté de rouge, et un Ghetto moins réussi. Tous les autres, en revanche - la Mariée aux fleurs, le Poisson volant bleu, le Double portrait plus vigoureux et légèrement énigmatique et Natikva [sic] - sont proches de la forme, et il est étonnant de constater à quel point la plupart d’entre eux sont vraiment charmants40".     

Hatikva semble à part dans son traitement formel, ses couleurs et de par son sujet qui apparait plus lumineux que les deux autres, avec ce couple enlacé sur le côté inférieur droit. Dans l’article ci-dessus, l’auteur dissocie les deux crucifixions Ghetto et Crucifixion, de Hatikva qu’il rapproche par exemple du Poisson volant, 1948, au sujet beaucoup moins oppressant.  

Un critique du New York Herald Tribune couple aussi les deux toiles au sujet religieux, sans faire mention du troisième panneau Hatikva :

"Bien que Chagall tende continuellement vers de nouveaux objectifs, comme dans le Ghetto et la Crucifixion, en s’appuyant sur des thèmes de tragédie sublime, il n’y parvient jamais aussi bien qu’avec des tableaux qui trahissent les émotions les plus simples41".

Un journaliste de Art News remarque que les crucifixions (Résurrection et Résistance) se distinguent des autres œuvres exposées 

"La plupart sont jolis et, peut-être, mieux caractérisées par le terme ‘schmalz’. Il faut cependant faire des exceptions pour deux petits panneaux bleus représentant le peintre au travail, deux grandes Crucifixions et un Double Portrait. Ici, des motifs abstraits et tranchants donnent de l’intérêt et de la force aux formes habituellement douces, créant ainsi un mélange précis de poésie et de fantaisie42".

La critique s’accompagne d’une reproduction en noir et blanc de Crucifixion (reproduite ci-dessous) qui documente aussi le premier état de la peinture qui est retravaillée par Chagall après le retour en France après 1948. On constate que sur le tableau définitif, le peintre a ajouté un personnage bleu, le corps inversé, sur le côté droit du flanc du Christ en croix. L'homme à l'échelle au second plan en haut à droite disparait, remplacé par une rangée de maisons aux toits bleus, et l'homme au tabouret renversé sous l'âne assis à droite du Christ en croix devient après 1948 un homme au visage vert lisant. Dans la partie gauche du tableau la composition change moins, mais on relève l'effacement d'un homme au chandelier sous la croix, et l'apparition d'un poisson dans la peinture définitive. Celui-ci renvoie à une iconographie chrétienne et de la migration, de la traversée en eaux troubles. Cette photo de presse publiée dans Art News est une source précieuse dans l'étude du travail de Chagall et permet de mieux comprendre la création de cette toile à travers le temps.

Anonyme, « Marc Chagall », Art News, novembre 1948, Archives Marc et Ida Chagall, Paris, AMIC 1D-0001-062.
Marc Chagall, Résurrection, 1937-1948, huile sur toile, 168,30 x 107,70 cm, musée national d'art moderne, Paris, AM 19888-71, en dépôt au musée national Marc Chagall, Nice.
Marc Chagall, Résurrection (détail), 1937-1948, huile sur toile, 168,30 x 107,70 cm, musée national d'art moderne, Paris, AM 19888-71, en dépôt au musée national Marc Chagall, Nice.

Chagall retravaille aussi à Orgeval les deux autres tableaux, notamment Libération pour lequel les changements sont les plus identifiables. On peut vérifier ces modifications visuellement à partir des photos reproduites ci-dessous : la première montre l’état de Libération en 1948 reproduit dans l'ouvrage d'Isaac Kloomock, et la seconde est une photographie de l’œuvre terminée en 1952, dans son état définitif tel que nous la connaissons aujourd’hui, en dépôt au musée national Marc Chagall à Nice. On peut identifier les différences énoncées par Franz Meyer dans la monographie de 1964 : "En 1948 déjà, Libération était signé et daté. Un remaniement ultérieur, qui écarta quelques personnages et intensifia la couleur, dura jusqu’en 195243". On observe par exemple la disparition du toit de la maison au profit de la couleur jaune qui innonde et donne tout son éclat à la composition.

Isaac Kloomok, Marc Chagall, His Life and Work, New York, Philosophical Library, 1951, plate XXV.
Marc Chagall, Libération, 1937-1952, huile sur toile, 168 x 88 cm, musée national d'art moderne, Paris, AM 1988-72, en dépôt au musée national Marc Chagall, Nice.
Marc Chagall, Libération (détail), 1937-1952, huile sur toile, 168 x 88 cm, musée national d'art moderne, Pris, AM 1988-72, en dépôt au musée national Marc Chagall, Nice.

Évolution des trois titres

À partir de recherches effectuées dans les catalogues d’expositions dans lesquelles les tableaux ont été présentées depuis l’exposition à la Pierre Matisse Gallery de novembre 1948, il est possible de retracer l’histoire des titres de ces œuvres. Dans le catalogue illustré du livre Chagall de Franz Meyer, publié en français en 1964 (éd. Flammarion), les tableaux ont leurs titres définitifs : n°829 Résistance, n°830 Résurrection, n°831 Libération.

Le tableau "bleu" exposé sous le titre Crucifixion chez Pierre Matisse en novembre 1948 prend le titre Résistance dès l’exposition de Turin en 1953, la première fois qu’il est exposé en Europe. Le titre du tableau "rouge" exposé chez Pierre Matisse sous le titre Ghetto, devient tardivement Résurrection. En effet, après 1948, la seule fois où il est présenté sous le titre Ghetto, il est exposé pour la première fois en France en 1959, en tant que Crucifixion bleue, un titre qu’il garde jusqu’en 1964.

Libération est d’abord exposé chez Pierre Matisse en novembre 1948 en tant que Hatikva, puis est reproduit en noir et blanc dans le livre d’Isaac Kloomok, Marc Chagall: His Life and Work (New York, Philisophical Library, 1951) sous le titre Hatikva (Dedicated to Israel). Le mot Hatikva signifie en hébreu "Espoir" ou "Espérance", il est le titre de l’hymne de l’État d’Israël depuis sa création en 1948. Le tableau de Chagall prend pourtant le titre de Libération, dès 1951, lorsqu’il est montré en Israël à l’exposition itinérante "Marc Chagall. Œuvres, 1908-1951".  

La notion de triptyque

Il est intéressant de remarquer que ces trois œuvres sont rarement exposées toutes les trois en même temps dans les années d’après-guerre. Déjà, nous l’avons vu plus haut dans la lettre du marchand à l’artiste, lors de l’exposition de novembre 1948 chez Pierre Matisse, les tableaux ne sont pas accrochés côte à côte.

Ils sont réunis ensemble pour la première fois en 1964, au musée des Beaux-arts de Rouen, dans l’exposition sur les vitraux de Metz, sous les titres Résistance, Libération et Crucifixion en bleu (qui est donc Résurrection), et la mention de triptyque n’est pas précisée. Puis ils sont exposés à des expositions de façon autonomes, et c’est seulement à partir de l’exposition "Chagall en nuestro siglo" à Mexico en 1991, qu’ils seront toujours exposés ensemble, avec la mention "triptyque".

Le concept même de triptyque n’est pas évident dans le cas des trois œuvres créées par le découpage de Révolution. Dans la monographie de Franz Meyer de 1964, il est question de "triptyque44" et de "volets45" pour désigner les trois tableaux, mais aussi de "fragments46". L’auteur emploie aussi le terme de "compositions autonomes" :

"Un autre grand tableau de cette période d’avant-guerre combine les images issues des œuvres anciennes de Chagall avec d’autres qui lui furent inspirées par une actualité troublée. Il s’agit de la Révolution de 1937 (pl. p. 392), composition monumentale que Chagall retravailla par la suite et finit par couper en 1943. Deux parties, sur les trois qui devaient constituer plus tard des compositions autonomes, recevront de nouveaux titres reflétant cette fois les évènements politiques contemporains de ces remaniements : Libération (cat. ill. 832) et Résistance (cat. ill. 830)47".

En reprenant les documents de la dation de 1988, on constate que si chacun des tableaux à un numéro d’inventaire individuel, la valeur de succession  vaut pour les trois en ensemble. Dans la dation de 1988, le numéro dans la liste des peintures retenues sont les suivantes : "HT 1060 Résistance, 1948 / HT 1061 Résurrection, 1948-52 / HT 1062 Libération, 195248". C’est sans doute à partir de ce moment que les trois tableaux sont considérés comme un tout. En effet, jusqu’à présent, dans l’état actuel des recherches, l’appellation "triptyque" se systématise à partir de 1990, date de publication du livre de Sylvie Forestier, Au cœur d’un chef d’œuvre Résistance, Résurrection, Libération de Marc Chagall, dans lequel l'auteure estime que selon son interprétation personnelle et formelle on peut parler de triptyque. Bien que ce ne soit pas Sylvie Forestier qui utilise la première ce mot en 1990 pour désigner l’ensemble des trois tableaux, elle le théorise et justifie longuement son emploi qui renvoie au domaine du religieux. Elle vide l’iconographie de son aspect politique pour lui donner une teinte beaucoup plus spirituelle, un angle repris dans les catalogues d’expositions depuis 1990.

Franz Meyer, en revanche, dès 1964, interprète les trois tableaux à l’aune des évènements politiques traversés par Chagall49, une interprétation qui se confirme aujourd’hui dans l’étude de la correspondance, les coupures de presse et le dépouillement des catalogues d’exposition. C'est grâce à ce travail de fond que le lien de Chagall avec le politique est à nouveau réévalué en 2023-2024 dans l'exposition itinérante "Chagall politique, le cri de liberté" présentée au musée de la Piscine à Roubaix, à la Fundación MAPFRE à Madrid, et au musée national Marc Chagall à Nice.