Nus ou Deux nus à la chèvre (1951), l’une des premières sculptures réalisées par Chagall, montre la volonté de l’artiste de s’approprier cette technique nouvellement expérimentée. Exploitant la forme du bloc de calcaire dans une composition verticale, proche du totem, le créateur y représente deux nus féminins en cohésion avec une chèvre et un oiseau, animaux récurrents dans son œuvre. Comme dans Deux nus ou Adam et Ève ou Sculpture-colonne (1953), le récit se déploie et se prolonge sur chaque face. L’artiste fait le choix, par endroits, de laisser apparente la trace des outils sur le matériau, contrastant avec le travail d’incisions profondes et les lignes sinueuses pour un rendu graphique. La finesse du ciselage des formes et le subtil jeu d’ombre et de lumière rappellent certains bas-reliefs historiés assyriens comme ceux de Ninive.
Le traitement des corps schématiques et stylisés aux notes primitivistes et le très bas-relief font écho aux bois sculptés et gravés de Gauguin comme La Maison du Jouir (1901-1902) ou Hina et Fatou (1892), représentant des divinités polynésiennes de la lune et de la terre. La gravure et les incisions dans la pierre calcaire rappellent également cette technique. Les deux figures féminines présentent des similitudes avec celles peintes par Gauguin1. Une reproduction de D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897-1898), présente dans l’atelier de l’artiste dans les années 1950, atteste de ce dialogue entre les œuvres et de l’intérêt marqué de Chagall pour l’œuvre polynésienne de Gauguin2. En 1956, il peint un Hommage à Gauguin (1956), reprenant la composition de l’œuvre Le Rêve (1897) pour la peupler d’éléments chagalliens, montrant toute son admiration pour l’artiste.
Ces deux nus féminins témoignent également de la réflexion de l’artiste sur le double. Nombreux sont, dans son œuvre, les doubles profils et figures cohabitant à deux sur un médium, allant jusqu’à se confondre en un être bicéphale comme Grands personnages (1962). Chagall aime représenter la dualité, la complémentarité de deux éléments, se rapprochant ainsi de la philosophie du yin et du yang, pour signifier la réunion sacrée de deux entités (comme Adam et Ève). Toutefois, cette iconographie et la représentation de deux nus féminins, pouvant figurer deux divinités archaïques, restent rares dans son œuvre, conférant à cette sculpture une part de mystère.